L’actualité est riche en propos concernant le nombre de chantiers existants dans Paris et leurs effets de tout genre, en particulier sur la circulation. Des tribunes se succèdent et certains vitupèrent dans les réseaux sociaux contre celle, ciblée comme étant à l’origine de toutes les nuisances imposées par « ses travaux », la Maire de Paris, Anne Hidalgo.

Laissons de côté les attaques personnelles, les arrière-pensées électorales, le « bashing » à outrance et concentrons-nous sur le fond d’un débat, légitime et démocratique, concernant les mutations urbaines, vraie source des dits travaux. Posons-nous donc des questions-clés pour avoir un débat de qualité :

  • Quelle est la représentation que nous portons de la ville où nous habitons, ici et maintenant ?
  • Quelle idée nous faisons-nous de cette ville pour les années à venir ?
  • Et enfin, dans quelle ville voulons-nous vivre, nous, nos enfants et les générations suivantes ?

Dans les villes-monde, des villes comme Paris, de la naissance à la mort, le monde urbain est devenu l’univers, l’espace et le temps qui nous sont familiers. Mais de l’enfance à l’adolescence, du passage à l’âge adulte et au vieillissement, plusieurs univers urbains de vie coexistent. Naître, grandir et vieillir au XXème siècle dans des villes a changé également la nature des liens entre les urbains.  Dans ces villes à visages multiples, le fil d’Ariane qui nous guide dans l’univers du corps et de l’esprit urbain a changé progressivement. L’arrivée du XXIème siècle avec l’ubiquité massive, et ses effets d’instantanéité a changé radicalement les rapports de représentation et de perception de l’univers urbain et de la vie dans la ville. Comme « l ’Aleph » de Borges, les réseaux sociaux, nouveaux médias, deviennent le lieu où se trouvent, tous les lieux de l’univers urbain, vus de tous les angles.

Le fait urbain est devenu ainsi une réalité accessible à tous, sous toutes ses formes. Le moindre changement, le moindre dysfonctionnement est visible par tous et chacun, avec son corollaire d’exposition aux multiples regards.

Dire que la ville est un système complexe est devenu assez courant pour exprimer les fortes interdépendances existantes entre ses multiples composantes. Par contre, situer cette complexité dans une trajectoire de transformation pour faire face aux menaces dans les années à venir, est un exercice plus difficile. C’est donc ce déphasage entre la représentation instantanée de la ville et sa réelle complexité face aux indispensables mutations qui constitue le cœur du problème aujourd’hui.

De quoi s’agit-il quand on parle de la ville comme système complexe, comme organisme vivant ?

Ce paradigme implique trois grandes caractéristiques : l’incomplétude, l’impermanence, l’imperfection. Oui, aucune ville, n’a été, n’est, ni ne sera finie ; elles resteront toujours changeantes et fragiles ; la ville idéale n’existe pas. Intégrer cette triple notion change radicalement la représentation de la ville et la manière dont elle s’offre à nous.

La Place de l’Etoile n’a pas toujours été un rond-point avec 12 avenues pour les voitures. Jusqu’au 1854, entre la Seconde République et le Second Empire, c’était un parc urbain, avec un hippodrome, lieu de loisirs et de promenades. Peu après, en prise aux transformations urbaines en profondeur de Paris par Haussmann, et ses innombrables chantiers, Baudelaire avait écrit son cri de désespoir dans « Les Fleurs du Mal », « la forme d’une ville, change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel ».

Les années 1960 et le début des années 1970 voient Paris submergé par les travaux. Les archives de l’INA la décrivent comme un Paris, bouleversé par les chantiers, « ville devenue un réseau de palissades et barrières ». En premier lieu, les voies routières, en une période où se développe un véritable culte de l’automobile : la construction d’un boulevard périphérique est entreprise dès 1956, voie rapide de 35 kilomètres qui double les boulevards des Maréchaux autour de Paris et dont le dernier tronçon est inauguré le 25 avril 1973 ; les voies sur berges de la rive droite, paisible lieu de promenade et loisir en famille et amis, changent et sont également aménagées pour les automobiles. De même, le Réseau Express Régional (RER), prévu par le Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme élaboré en 1965, est mis en chantier afin de relier rapidement le centre de Paris et la banlieue. Et bien sûr, la Tour de Montparnasse et son gigantesque ouvrage.

Mais la liste est longue et reflète les adaptations de la ville par rapport aux mutations produites par une vision sociétale de la « fabrique de la ville », elle concerne la manière de se loger, de travailler et de la gestion de l’ensemble des fonctions sociales accessibles : le déménagement des Halles à Rungis, la construction du Forum à sa place, avec ses travaux qui dureront près de dix ans, quand les nouvelles Halles seront inaugurées par le maire de Paris Jacques Chirac en octobre 1979. Georges Pompidou, porteur d’une vision sur l’art donnera lieu au chantier concomitant du Centre Beaubourg qui durera plusieurs années et qui ouvrira ses portes en 1977.  Comment entretenir des réseaux de fluides (Électricité, eau, Gaz, Chaleur) existants de longue date dans la ville ? Comment amener les nouvelles technologies, (fibre optique, bornes à vélos, à voitures partagées…etc) porteurs de nouveaux usages ? Comment entretenir un parc urbain bâtimentaire en bon état ? Oui, les travaux dans la ville sont une réalité qui va de pair avec les mutations de l’environnement urbain et l’évolution des modes de vie.

Nous pouvons continuer à dénombrer cette liste, dont la tendance est à l’oubli au profit d’une fausse vision de « sérénité urbaine », mais la réalité est bien tout une autre :  les villes changent en tout temps et en tout lieu et c’est bien l’une de leurs caractéristiques principales ; elles doivent s’adapter en permanence à des changements rendus indispensables par les successions des défis qui se présentent à elles. Faire semblant d’ignorer que, dans tous les cas de figure, les 10 années à venir doivent donner lieu à encore davantage de profondes transformations pour modifier nos modes de vie urbains et modifier radicalement nos villes face au changement climatique est faire acte soit de démagogie, soit d’inconscience. De nombreuses villes dans le monde déclarant aussi l’État d’Urgence Climatique, sont engagées dans des transformations profondes.

Ainsi, aujourd’hui, face au péril climatique, totalement présent et d’actualité, de très nombreuses villes dans le monde redessinent leurs infrastructures urbaines, reviennent sur des choix du passé, en diminuant par exemple les grands axes routiers, sources de pollution par le CO2 et les particules fines. Au-delà, partout dans le monde elles redonnent de la place à la nature, à la biodiversité, aux cyclistes, aux piétons. Elles recréent de nouveaux espaces de production et consommation, basés sur des circuits courts, redessinent les contours d’une nouvelle manière de vivre, rompant avec des décennies de minéralité, béton, boulevards, avenues, autoroutes urbaines, dédiés aux voitures et consacrent d’importants efforts pour donner la priorité au vivant, sous toutes ses formes, dans des villes où habitants et nature tracent un autre chemin.

Ici et ailleurs, le mot d’ordre a été donné, nous n’avons pas le choix si nous voulons faire face aux ravages du changement climatique. Mais tout cela prend du temps, oui, beaucoup de temps. La baguette magique qui transformerait une ville du jour au lendemain, hélas, n’existe pas. La cinétique de la transformation des villes est malgré tout lente et même si « elle bat plus vite que le cœur d’un mortel » comme a dit Baudelaire, le processus demande le temps incompressible de la décision puis de l’action.  Elle va de pair et ira toujours avec celle de la nuisance, qui peut prendre divers degrés.

Par contre, toute inaction, refus du changement, retour vers le passé, serait mortel.

Alors, oui, il faut des gouvernances locales courageuses, qui prennent les décisions qui s’imposent pour aller de l’avant, même si parfois elles peuvent être impopulaires ou incomprises, quand il s’agit de changer de mode de vie. C’est le cas à Paris et je salue l’action décidée de sa Maire Anne Hidalgo. Nous leurs en saurons gré, bien des années après, pour leur clairvoyance, leur exigence et leur engagement. C’est le sens de l’histoire et on peut le constater partout dans le monde.

Alors, oui, il faut de la pédagogie, mais aussi pour les habitants, il faut de la patience.

Il faut que les citoyens aient aussi le courage de subir les quelques désagréments liés à cette transformation. En chassant le diesel des villes, en aménageant des routes pour les vélos, en proposant des parcs urbains, de la végétalisation, de quartiers sans voitures pour respirer et vivre autrement, l’objectif n’est pas d’importuner les automobilistes qui avaient l’habitude d’utiliser la voiture au quotidien, mais de trouver un nouveau paradigme.

Si nous ne diminuons pas dans les villes dans les dix années à venir les émissions de CO2 d’au moins 45% ou encore mieux de 65%, nous aurons perdu la bataille, non seulement de la neutralité carbone en 2050, mais nous aurons aussi surtout perdu celle de l’avenir de la vie à la fin de ce siècle. Traduite en mandats électoraux cette échéance signifie deux mandats, pas plus. Nous n’avons donc pas le choix que d’aller de l’avant, c’est une nécessité vitale.

Oui, pour changer la ville en 2030, il faut changer nos vies maintenant. Cela rend encore plus difficile la période actuelle parce que l’on est entre deux étapes-clés, entre deux eaux. Nous sommes dans une période de bascule, avec un monde qui avec son mode de vie consumériste, nous attache encore, et un autre que nous devons découvrir et bâtir, pour vivre différemment.

Nous, les urbains, ne nous en sortirons, que si nous saurons nous approprier de l’idée de nouveaux usages, en mettant en avant le bien commun : l’air, l’eau, l’ombre, l’espace, le temps, le silence. Sans redécouvrir et apprivoiser le bien commun urbain pour créer de la valeur environnementale, économique et sociale, dans chacun de nos actes de vie, nous ne pourrons pas gagner cette bataille qui a déjà lieu sous nos yeux.

La vraie réalité des enjeux à venir est de prendre maintenant la mesure des transformations encore à faire. Non finie, changeante et imparfaite, oui c’est bien ça la ville. Tous ceux, toutes celles, qui promettent une ville immunisée aux travaux car finie, prête à l’emploi, sans changement de paradigme, idéalement en place et résistante à tout sans effort, font preuve tout simplement de démagogie… Prenez bien garde !