À l’occasion de l’ouverture du 37ème Congrès de l’INTA à Hanoi ce 2 décembre, découvrez la version intégrale de l’interview de Michel Sudarskis, Secrétaire général de l’INTA, donnée dans le cadre des « 5 minutes avec » sur le thème : Le numérique dans nos vies.

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1/ Quelle est la définition que l’on pourrait donner du numérique ?

Trouvons une définition simple. C’est une suite de chiffres, de lettres, qui sont traduits dans un langage, le binaire, 1 et 0, et qui sont une représentation d’objets, ensuite traités par différentes technologies, ordinateurs, machines à calcul etc. Dire cela c’est reconnaître que le numérique est une nouvelle représentation du réel, à côté de l’écriture, de la peinture, de la sculpture. On a donc là, aujourd’hui, une représentation complète, sans altération, intégrale et instantanée de la réalité. Et cette réalité – c’est cela la fantastique découverte du numérique – est transportée et transportable dans tous les coins du monde, sans qu’on puise altérer le message. Ce qui n’existait pas avant : pensez à toutes les erreurs épistolaires, la répétition de la parole qui finit au bout du compte par être modifiée. On se retrouve donc devant une combinaison gagnante : on a du réel, transformé en information, plus le numérique, plus la communication, ce que l’on appelle les ICT. Ceci est la grande ouverture de notre génération, de notre siècle, à la fois simple et complexe.

Il faut toutefois souligner certains éléments qui peuvent nous laisser perplexes face au numérique. À noter tout d’abord, le numérique est sans affect, il n’a pas de sentiment, pas de qualité personnelle. C’est de que j’appelle son caractère an-humain : il n’a aucune humanité. Alors que l’écriture, que la parole, la peinture, la sculpture introduisent la singularité, la subjectivité de l’écrivain, de l’artiste. On se retrouve donc devant un système qui introduit une froideur, une distance, entre la réalité qu’il traduit et l’homme qui va consommer ou accéder à cette réalité.

Smart-Cities-Intelligence-ambiante-ville-vivante-carlos-moreno-22/ Pour vous, qu’est-ce que la révolution numérique ?

Je ne suis pas sûr que le mot « révolution » soit le mot exact. Il y a un progrès considérable du numérique, parce que ce sont des services et des produits qui exploitent le calcul mathématique, la puissance de calcul des ordinateurs, la puissance des réseaux de communication, pour transférer les données – qui sont, ne l’oublions pas, une suite d’instructions qui sont données pour achever un certain nombre de tâches. C’est comme une recette de cuisine : vous mettez un certain nombre d’ingrédients, vous avez toute une série d’outils de transfert : les casseroles, le feu etc. et vous obtenez un plat à la fin. C’est ça un algorithme, c’est ça le numérique : ce sont des instructions qui nous permettent de réaliser des processus, de transférer des objets, instantanément. Ce qui est fantastique, c’est que le numérique apporte un « plus » – vitesse, fiabilité – à des technologies existantes (cinéma, son, loisirs, administration etc) et qu’en même temps, il y a des applications nouvelles qui découlent du fait même que l’on a découvert de nouvelles capacités à combiner les différents éléments du numérique, le binaire, ce qui nous permet de trouver de nouvelles applications, une application étant un algorithme qui permet de réaliser un objet ou un processus.

De ce point de vue-là, c’est quelque chose qui peut faire soit le bonheur, soit le malheur des hommes. Le bonheur des hommes en allant plus vite, plus haut, plus loin ; le malheur ou le déplaisir des hommes,  car ce numérique peut être utilisé aussi pour la destruction du réel. Je pense par exemple à la guerre numérique, aux drones, aux munitions guidées etc. Le numérique est donc, comme Janus, un dieu à deux faces.

Si l’on considère l’espace urbain, qui est celui de la compétence de notre association et la mienne, le numérique ce sont des intelligences urbaines, alimentant des plateformes d’information, de communication, d’optimisation, de simulation, qui permettent aujourd’hui d’aller plus vite et plus loin dans la gestion du processus urbain – ce qui ne crée pas la ville, mais qui permet par un effort de rationalisation et la capacité à optimiser des services qui sont extrêmement complexes, d’apporter un « plus » au fonctionnement de la ville.

blog16Cette présence du numérique dans notre ville, elle est fondée sur au moins 3 piliers :

  • le pilier de l’innovation, qui est un processus continu, fruit d’un effort incomparable accompli ces dernières années ;
  • le pilier de la communication : pensez simplement qu’on est passé du fil de cuivre à la lumière avec la fibre opique, qu’on est passé de centraux téléphoniques immenses à des mats qui sont porteurs du rayonnement et des ondes, on est passé du fixe au portable, du lourd au léger, du son à l’image, puis du son à l’image + le son, et à présent on passe au tout virtuel qui est le cloud – le numérique lui-même est dévirtualisé.
  • le pilier de l’information, avec l’accès à des bases de données presque infinies. Dans le domaine de la culture par exemple, on a digitalisé la littérature, la peinture, etc. qui sont désormais accessibles par tous en ligne.

Perplexité néanmoins, cette instantanéité de l’information porte son propre risque : je pense aux mouvements boursiers instantanés, aux flashs qui créent des bulles incontrôlables et peuvent entraîner des pertes colossales. Cette instantanéité est aussi relationnelle : exemple, Twitter. Il n’y a plus de communication interpersonnelle au sens physique du terme – et cela me paraît hyper dangeureux : en France récement par exemple s’est fédéré sur les réseaux sociaux un mouvement de soutien assez large à un couple qui avait perdu son enfant et il s’est avéré que le comité soutenait deux assassins ! Le manque de recul, l’instantanéité ont conduit à un dérapage. Autre dérapage, les manipulations médiatiques – on l’a vu dans le cas de l’Egypte lors de la deuxième protestation civique et civile au Caire, elle a été entièrement manipulée par des gens qui voulaient faire la deuxième révolution. Il y a là des manipulations avérées.

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3/ Quels sont les impacts de la révolution numérique sur nos vies actuelles ?

Il y a une généralisation du numérique sur notre vie actuelle. Prenez le cas de la santé. Aujourd’hui il n’y a pas de véritable traitement avancé de la santé sans recours au numérique, que ce soit dans l’identification du symptôme, dans l’imagerie médicale, etc.

Autre élément très important : c’est la capacité du numérique à produire de la simulation, c’est-à-dire d’anticiper sur les évènements qui peuvent survenir : inondations, catastrophes naturelles, catastrophes économiques, financières avec la simulation banquière et financière. On a fait des simulations sur la capacité des banques à résister à la crise, elles ont été faites récemment et à partir d’instruments numériques. Il y aussi des simulations en 3D, en relief, qui permettent de mesurer par exemple, en matière d’architecture, de conception, en mécanique, des produits ou des réalisations et de bien les voir dans l’espace.

Également beaucoup d’automatisme, notamment sur la gestion des immeubles : plus c’est automatisé, moins ça coûte cher, plus c’est fiable – donc cela concerne les consommations, la mesure des déchets, la construction et la production physique de la ville : les quantités, les analyses de matériaux, la résistance des matériaux, tout cela est très important.

Il y a aussi l’idée que nous avons des microsystèmes : le numérique permet de mettre en place au niveau des services des microsystèmes de services. Au lieu d’avoir une très grande usine par exemple de production d’énergie, on peut avoir des micro-usines de production d’énergie – ce qui fait que le système devient beaucoup plus résilient. Pensez à New-York, qui n’avait pas de système de résilience. La panne électrique a totalement black-outé la ville. Aujourd’hui on met en place des systèmes qui permettent de basculer d’un système à un autre, pour renforcer ce que l’on appelle la résilience de la ville.

Un autre élément, c’est la conception automatisée. Il y a eu beaucoup d’erreurs qui ont été faites en matière de calculs d’ingénierie – des immeubles ou de grands équipements se sont effondrés – et aujourd’hui l’automatisation des calculs permet beaucoup de choses. Mais soulignons là aussi un élément qui peut nous laisser perplexe : dans votre téléphone, si vous mettez le correcteur automatique d’orthographe, on vous impose des mots que vous ne voulez pas. Cette automatisation peut donc conduire, d’une part, à imposer des solutions qui n’auraient pas été inventées par l’homme et d’autre part à obtenir des réponses qui sont uniformisées. Il n’y a plus de cette diversité que l’inventivité offrait. Il y a une sorte de conduite automatique sur laquelle il faut s’interroger.

Il y a en outre la régulation : le champ ouvert du numérique, c’est la régulation des flux – flux de transports, flux commerciaux, flux financiers, flux de capitaux – et là le numérique joue un rôle considérable dans notre vie, même si on ne s’en rend pas compte.

Je pense également au travail. On peut désormais travailler d’où l’on veut. On peut accéder à toutes sortes de dossiers. On peut communiquer avec le monde entier dans tous les points du globe. Seulement ce travail nomade signifie que l’on ne bouge plus : pouvant ne plus bouger on peut se poser la question, a-t-on encore besoin de la ville, puisque vous pouvez être à la campagne avec tous vos réseaux, toutes vos données, et y demeurer ! Quel est dès lors le rapport qui peut exister entre le numérique et la ville ? Ce qui renvoie à la question : qu’est-ce que la ville ? Est-ce qu’on est sûr de bien savoir aujourd’hui ce qu’est la ville ?

Dernier élément enfin : le numérique apporte dans nos vies un degré supplémentaire de choix. On peut choisir entre énormément d’offres que l’on reçoit. Ce qui aboutit à réduire le besoin d’une intermédiation. Avant pour faire un achat vous passiez par un vendeur, aujourd’hui vous faites l’achat en direct. C’est un engagement du citoyen dans son quotidien que permet le numérique, alors qu’avant il y avait des corps intermédiaires. Mais perplexité : on est soumis à une surexposition de cette offre numérique. Il y a une infinité d’applications – Google prétend en avoir plus d’un million – est-ce qu’elles sont toutes utiles ? Et comment faire la différence entre ce qui est utile et ce qui est simplement ludique ?

Je pense finalement qu’aujourd’hui, se faire l’avocat déchâiné du numérique est une ereur. C’est une mystification que de faire croire que le numérique est la solution à tous nos problèmes – et notamment que le numérique est la solution à toutes les questions que posent les villes.

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4/ Quels seront les impacts de la révolution numérique sur nos vies d’ici 5 ans ?

À rester dans le champ de l’urbain, c’est une plus grande optimisation des services urbains, que ce soit le transport, que ce soit l’éducation, l’énergie, etc – de ce point de vue-là, c’est évident, on s’oriente vers des progrès considérables.

Le problème c’est l’incertitude du numérique lui-même, c’est-à-dire qu’on ne sait pas de quoi sera fait le progrès du numérique, donc on ne connaît pas les applications qui en sortiront. Par ailleurs, est-ce qu’on sera capable de réguler le marché du numérique ou est-ce qu’on va rentrer dans un système d’anarchie complète avec des cyberattaques, des cyberagressions, des détournements de la donnée. Troisième élément, est-ce qu’on arrivera à protéger la donnée privée ou est-ce que la donnée sera publique ? Enfin qui s’adaptera à quoi : est-ce que c’est la machine qui va s’adapter à l’homme, ou l’homme à la machine, ou la machine à la machine ?

Que restera-t-il par exemple de la relation humaine dans le numérique ? Ou plutôt : qu’est-ce qui restera en-dehors du numérique ? La gastronomie ? On vient par exemple produire de la viande en 3D. L’amour ? De jeunes japonaises ont récemment déclaré qu’elles préféraient faire l’amour avec un robot qu’avec un homme ! Que restera-t-il de la relation interpersonnelle – si Twitter, c’est le relationnel en 140 caractères, on n’est pas vraiment dans le romantisme ! Alors que restera-t-il ? C’est une vraie question, c’est même une question philosophique.