Réflexions sur l’avenir des déchets urbains et les nouvelles urbanités
Par Carlos Moreno

Dans le monde urbain d’aujourd’hui, et les grandes villes en particulier, les déchets et avec eux la problématique de l’hygiène de la ville, sont l’une des préoccupations majeures, avec la lutte pour le climat, la mobilité et la sécurité.

Réduire – Recycler – Réutiliser, les 3R, ont été depuis la naissance de la journée de la terre en 1970 au cœur de la démarche guidant la gestion des déchets dans la vie urbaine.  En 2010, l’équipe de recherche de la Darden School of Business de l’Université de Virginie aux USA, a proposé de rajouter un 4ème R, comme « Re Think ». Leur proposition était de « re penser » autrement les déchets. Quel bilan pouvons-nous faire, depuis que la population urbaine dans le monde est passée de 36% à 56% aujourd’hui, soit une augmentation de presque 3 milliards d’urbains ? Aussi, comment se projeter dans la ville de demain sur la question de la gestion des déchets, dans un monde, non seulement massivement urbanisé, mais également hyper-connecté, et ayant totalement changé ses modes de vie et habitudes de consommation ? Où en sommes-nous du « zéro déchet », à l’heure du défi planétaire majeur, de la lutte pour le climat, quand nos villes sont sérieusement menacées par des canicules survenant de plus en plus tôt et plus intensément ? Il est de notre devoir de scientifiques d’aborder ce sujet, sereinement, loin des imprécations, des phrases stigmatisantes, des attaques personnelles ou des formules biaisées, guidées davantage par la démagogie ou le « bashing » plutôt que par l’étude des réalités d’aujourd’hui et l’anticipation des mutations à venir.

La Directive Cadre Européenne de 2008 impose l’élaboration d’un plan national de prévention des déchets. A l’échelle de la France, celui-ci a vu le jour pour la période 2014 – 2020, et la Loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte (LTECV) de 2015 est venue imposer une réduction des déchets ménagers de l’ordre de 10% à l’horizon 2020, et un taux de valorisation matière de 65% en 2015. L’objectif de fond affiché est de passer d’un modèle linéaire « produire, consommer, jeter » à une économie circulaire « consommer moins et concevoir des produits aptes au réemploi et au recyclage ».

Si l’on compare avec la propreté et la politique à ce sujet d’une société telle que la société japonaise, ce que certains, impressionnés par un séjour de quelques jours affectionnent de faire bruyamment, il faut en réalité remonter au premier Basic Act for Etablishing a Sound Material-Cycle Society de 2000. Celui-ci décrit la démarche pour aller vers « une société respectueuse du cycle des matériaux, caractérisée par une consommation de ressources naturelles et un impact sur l’environnement réduits ».  Mais cette loi, est elle-même issue directement d’un processus enclenché en 1970 avec le Waste Management Act and Public Cleansing Law  et son évolution majeure de  1994, avec le Basic Environment Plan and Basic Environment Law qui précise que « le gouvernent vise l’atteinte d’une société zéro-déchets à terme et qu’il se doit d’adopter les mesures appropriées à cette fin». L’appropriation d’une autre logique de vie avec les déchets au Japon, – et c’est le cas d’une ville-monde telle Tokyo, dont la propreté est légendaire -, est impossible à comprendre, si l’on ne s’intéresse pas également à ce que signifie l’enracinement d’une pratique spirituelle, qui est à la convergence du Shintoïsme (animiste) et du Bouddhisme (Zen), rendant actif et engagé l’urbain par un besoin vital de sa propreté et de celle des objets et des lieux qui lui sont familiers, voire de culte. Une transmission trans-générationnelle est aussi cultivée dans la prolongation de ces pratiques, lors des fêtes telle le Matsuri, qui, urbaine et massivement suivie à Tokyo, témoigne de sa puissance. C’est pour la même raison que les images des supporters de l’équipe de football japonaise ont fait le tour de monde lors de la récente coupe du monde en Russie : ils nettoyaient systématiquement après chaque match les vestiaires et les tribunes.

Concernant cet aspect essentiel d’une urbanité puisant dans le bien commun, c’est le cas aussi des villes du nord de l’Europe, porteuses d’une approche avec l’environnement issue de ses racines protestantes, luthériennes, allant de pair avec une certaine rigueur dans la pratique de son « hygiène de vie » en incluant l’hygiène urbaine.  En effet, l’adhésion de la population aux politiques mises en place, pour certains depuis des décennies, dans des pays comme le Danemark, l’Islande, la Finlande, la Norvège, la Suède, l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas ont donné des résultats efficaces. La Suède, par exemple est proche du zéro enfouissement, avec pour l’essentiel du recyclage, de l’organique composté et un faible pourcentage en incinération, qui l’amène même à devoir importer du déchet afin de faire tourner ses incinérateurs qui alimentent pratiquement 20% des foyers urbains suédois en chauffage et produisent une part non négligeable des besoins du pays en électricité. En Allemagne, depuis 15 ans maintenant, la ré-introduction du Pfand, la consigne, et la généralisation des Pfandautomat, a développé massivement, après des premières réticences, un geste devenu banal : ramener les bouteilles réutilisables, en verre ou plastique spécial, et les bouteilles et canettes à usage unique, en aluminium ou en plastique, contre la restitution de la caution prise lors de l’achat. Le taux de collecte et de performance du recyclage approche le 99%. Par ailleurs, de nombreuses villes du Nord, engagées dans la lutte pour le climat, produisent une eau du robinet de qualité, luttant ainsi contre les bouteilles à usage unique. Des produits comme le SodaStream permettent aussi de fabriquer sa propre eau gazeuse, en se passant des bouteilles.

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Si nous prenons sur la même  durée de 50 ans, une autre ville-monde telle Paris, la poubelle des ménages a plus que doublé de volume, passant de 239 kilos par habitant en 1940 à presque 500 kilos. A ce jour en 2018, il s’agit de 3000 tonnes de déchets ménagers par jour, soit plus d’un million de tonnes urbaines générées par an dont 79% sont incinérés, 3 % partent en décharge et 18 % sont en réalité recyclés. Le verre, quant à lui, est à 65 % recyclé, bénéficiant d’un tri spécifique avec des containers urbains ad hoc et d’une filière très structurée gérant cette source, dont nous avons aussi à apprendre. Depuis 10 ans, nous observons une stabilisation, voire une légère diminution de la production de déchets par habitant, ayant frôlé la barre de 600 kg / habitant en 2000.

Quels sont les éléments nouveaux au cœur de la génération des déchets ménagers de 2,3 millions d’habitants de Paris intra-muros ? Le doublement du volume par habitant est étroitement lié à trois facteurs majeurs de ce qui est devenue la vie urbaine actuelle; ils reflètent très clairement les transformations de son mode de vie : les produits sur-emballés, et en premier lieu les aliments, les plats préparés et avec eux les portions individuelles de toutes sortes, les biens d’équipement de la vie connectée, avec les téléphones, l’électroménager et tout type de bien de cette nature en sur-offre et en sur-consommation.

Une analyse objective, nous permet de constater que l’une des difficultés majeures de la gestion des déchets à Paris, en comparaison avec d’autres villes-monde, est en réalité le peu de sensibilité de l’urbain parisien et au travers du temps, à ce qui est le cycle de vie de ses propres déchets. Comprendre les racines de ces comportements est indispensable pour tracer des voies pour le futur. Le sujet est complexe en réalité et il ne suffit pas, loin de là, de lancer des anathèmes en s’horrifiant des déchets pris en photos ici ou là.

En réalité, si nous faisons l’archéologie du parisien et des liens avec ses déchets, il est victime de ce qui a fait sa force au XIXème siècle, avec la ténacité du Préfet Eugène Poubelle. Son arrêté de 1884, prévoyait trois bacs dans l’immeuble, l’un pour les matières putrescibles ; un deuxième pour le papier et chiffons et un troisième pour le verre, la faïence, et coquillages.

Après les sursauts liés aux nouveaux modèles économiques, charges et déplacements des métiers tels les chiffonniers et autres, le paysage urbain est resté figé avec cet objet qui a hérité de son nom, la poubelle de l’immeuble avec son ramassage périodique, journalier dans le cas de Paris pour les déchets ménagers et assimilés. C’est un modèle qui s’est imposé et qui perdure jusqu’à nos jours. Le financement aujourd’hui passe, pour l’habitant, par la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) qui comme la taxe foncière, est calculée sur la valeur locative cadastrale des propriétés bâties.

De vocation ingénieure et inventive, la France, y compris sa vie municipale concernant l’hygiène urbaine, a fait l’objet depuis longtemps d’une approche souvent technique et par la suite technologique dans le traitement des déchets urbains. La « bataille pour l’hygiène » au travers des temps citadins s’est révélée un chemin semé d’embûches, qu’elles soient technologiques, mais aussi financières et avec beaucoup d’arrières pensées politiques, pour citer l’excellent ouvrage du chercheur Stéphane Frioux, secrétaire du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale (RUCHE) « Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, PUF, 2013 ». A cet égard, j’invite le lecteur souhaitant approfondir le sujet à visionner sa conférence de Janvier 2017, à l’Institut d’Études Avancées de Paris (IEA) : « Paris : capitale de l’hygiène publique ? »

La réelle difficulté constatée aujourd’hui est l’incapacité pour le citoyen urbain hyper- connecté de basculer sur un autre modèle de collecte et de gestion de ses déchets, quand la vie urbaine, l’ubiquité massive, le développement d’une culture de masse de la consommation, la généralisation du commerce électronique, la métropolisation, la densification, sont allés de pair avec une explosion du déchet, généré dans ses actes les plus banaux de sa vie d’urbain parisien.

La réalité de la vie citadine quotidienne est étroitement liée à ses déchets, qui sont la source majeure d’interaction entre les activités humaines et son environnement le plus immédiat.  Compte-tenu que la gestion des déchets, est porteuse d’enjeux complexes et variés, de nature sociale, économique, culturelle, environnementale, géographique et politique…, l’urgence – de manière paradoxale – est moins dans ses composantes techniques (modes de collecte, d’évacuation et de mise en décharge), qui sont en général assez bien maitrisées et en permanente évolution, que dans sa composante sociale – culturelle urbaine.

A l’aube d’une nouvelle décennie, pour la ville responsable de leur collecte, il y a un nouvel impératif concernant les déchets, une autre déclinaison du « R » mais de nature radicalement différente : Refuser ! Il ne s’agit plus uniquement de favoriser une éventuelle réduction (dont toutes les statistiques tendent à montrer l’impasse culturelle de sa réalisation) étant donné l’absence d’une vraie prise de conscience par l’urbain de la portée de cette problématique, en raison de son mode de vie et de consommation, avec peu de discernement et de réel engagement. Cet autre « R » se veut être porteur d’une culture de l’urbanité pour faire émerger d’autres changements, un autre mode de fonctionnement équivalent in fine à celui provoqué en son temps par  le Préfet Eugène Poubelle.

Au-delà de réduire les déchets par  leur réemploi, leur recyclage et leur traitement, il s’agit de ne plus assister l’urbain chez lui, en bas de son immeuble, mais d’impacter son mode de vie et la politique locale de ramassage. Ainsi, la suppression de la vieille collecte en bas du lieu d’habitation, et avec elle, les tournées des camions immeuble par immeuble, s’imposeront à terme.  Ceci, afin que l’urbain devienne un citoyen actif dans le choix de ses déchets, et qu’à la source le citoyen-consommateur, s’implique pour consommer autrement. Ce refus vise à transformer le citoyen qui dépose ses déchets dans le bac de son immeuble, pour l’inciter à aller les déposer dans les lieux de mutualisation, en remettre d’autres dans les consignes, diminuer ses charges, reformuler les process à la source, se rémunérer par ses apports éventuels en cas de réutilisation ou simplement participer à une économie de proximité, à la vie aussi de la ville du ¼ d’heure. C’est porter le « bien commun » de son intérieur, chez lui, -qui passe aussi par ses déchets- jusqu’au lien avec les autres, à l’extérieur de son lieu d’habitation et de manière participative.  C’est aussi libérer la voirie et l’espace public des contraintes des tournées porte à porte et leurs conséquences au niveau du trafic. C’est repenser les circuits de mutualisation et collecte. Bref, c’est repenser, non pas le cycle de vie du déchet, mais son cycle de naissance pour imaginer d’autres comportements urbains dans l’altérité, pour que dès sa source, il ne soit plus un déchet mais des matières urbaines à ré-acheminer.

Les Trilib’ se posent comme une voie nouvelle avec l’usage de l’espace public, de voirie, qui en récupérant également la place des stationnements pour les voitures, viendrait inciter l’habitant à amener ses déchets en les triant. C’est une voie prometteuse, pour régénérer une autre conscience urbaine face aux déchets.

Voilà un enjeu à débattre, avec sérénité, hauteur et qualité, bien loin des photos-spectacles et de phrases comparatives, démagogiques, tapageuses et surtout vides de sens : donner de l’urbanité à la gestion de ses déchets pour contribuer à la qualité de la vie urbaine.