Réflexions sur les disruptions urbaines dans la mobilité pour mieux comprendre le coup de blues  des voitures Bleues

Par Carlos Moreno

 

La mobilité urbaine est sans aucun doute l’un des sujets les plus sensibles dans le processus d’urbanisation mondiale. Qu’il s’agisse des grandes mégalopoles mondiales, 35 villes qui représentent  aujourd’hui et à elles seules presque 20% de la population sur la planète, ou à une échelle plus petite, cette thématique est au cœur de beaucoup de réflexions, débats, études, concernant le monde urbain d’aujourd’hui et celui  à venir.

J’ai pu exprimer à de multiples reprises, comment le bouleversement de la vie sur la planète est traversé par deux grandes mutations qui s’entrecroisent et s’auto-stimulent : la vie urbaine devenue majoritairement lieu de vie, de naissance et de mort pour les humains et l’omniprésence du monde ubiquitaire, qui depuis 2007 avec la parution des téléphones mobiles et les smart phones, transforme en profondeur les services et les usages urbains.

Prenons le cas de la vie métropolitaine en France, pour faire un rapide zoom et tirer quelques enseignements. La première métropole française a été créée en janvier 2012, la Métropole de Nice Côte d’Azur.  La loi MAPTAM a été votée en 2014 et la loi NOTRe en 2015. La Métropole de Lyon a vu le jour au 1er janvier 2015 et les métropoles d’Aix Marseille et  du Grand Paris ont été créées en 2016. Ainsi, au 1er janvier 2018, il existe 22 métropoles, tous statuts confondus.

Chacune des villes, en France et dans le monde, dans ce processus de métropolisation, construit des propositions d’avenir. Elles sont confrontées, d’une part, à l’augmentation de la demande des usages par les urbains de plus en plus nombreux, et de l’autre à l’évolution des nouveaux modes d’interactions de ces mêmes urbains avec leur environnement. La clé de voûte est devenue l’explosion vertigineuse des smart phones, avec la démultiplication de leur puissance, la massification et l’usage intensif de toute sorte d’applications, à portée de juste un click.

Les grands succès des premières plateformes, celle des GAFAM, (Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft) se sont prolongés par celui des NATU (Netflix, AirBnB, Tesla, UBER). Des pays comme la Chine, 2ème puissance économique mondiale à ce jour et à la tête de la transformation des modes de vie par l’urbanisation avec la mégalopolisation, voire l’hyper régionalisation de son territoire ont vu émerger des leaders dans les métiers stratégiques liés aux services numériques avec le fameux BATXI (Baidu, Ali Baba, Texcent, Xiaomi).  Mais au-delà de la massification de l’usage du smart phone et les applications foisonnantes, c’est un autre phénomène que depuis 2014 produit une « révolution dans la révolution » mondiale, une autre transformation en profondeur s’opère avec la naissance de l’Internet des Objets, l’IoT.

En effet, Google achète en janvier 2014 pour 3,2 MdUS$ NEST LABS, un fabricant de thermostats connectés, SAMSUNG la même année achète Smart Things, IBM investit en 2015 3 Md US$ pour lancer une unité d’IoT en Europe à Munich, Intel en 2016 licencie 11% de son personnel, soit 12000 personnes, pour se concentrer sur l’IoT, avec des processeurs spécialisés, qui rien qu’en 2015 lui ont généré 40% de ses revenus.

Cette émergence vient produire ainsi une profonde transformation dans les modèles de services, avec un nouveau paradigme qui se pose dans les usages de la vie urbaine : l’hybridation massive de notre plus proche environnement urbain. Rien n’échappe à cette nouvelle vague de mutations, ni en France ni dans le monde. Les usages sont ainsi porteurs de nouveaux indicateurs décisifs dans l’échec ou le succès des services urbains : l’acceptabilité sociale par les usagers des designs applicatifs de ce qui leur est proposé. C’est le couperet qui se pose à toute nouvelle proposition de création de service dans ce monde urbain hyper connecté mais devenu aussi exigeant dans l’adoption des nouveautés proposées. Ceci est particulièrement vrai pour tous les services qui existaient avant cette massification et qui sont ainsi soumis à rude épreuve. Nous vivons un moment où l’hybridation du monde physique, traversée par la puissance illimitée des avancées technologiques, dont la transformation numérique et au travers les plateformes de nouvelle génération, nous offre de nouvelles capacités d’action dans notre vie quotidienne. La présence permanente de l’ubiquité et son développement exponentiel permet de transcender les objets et d’exploiter leurs fonctions pour se réincarner à travers leur usage social.

Ainsi, lorsque nous parlons, pour la ville, d’auto-partage, de mobilité multimodale, d’énergies décentralisées, mais aussi de valorisation du patrimoine, d’espaces publics urbains de convivialité, voire de santé publique personnalisée, d’une meilleure qualité de vie pour le troisième et le quatrième âge, d’une éducation de masse en ligne, d’espaces ouverts de culture, d’art et de loisirs, de démocratie participative sous des systèmes de gouvernance ouverts, de systèmes d’information collaboratifs… nous parlons justement de ce nouveau paradigme où les objets n’existent qu’en vue de leur usage social.

Sans toutefois démontrer la pertinence de leur modèle économique, certaines plateformes suscitent adhésion et engouement planétaire, et c’est le cas de UBER, AirBnB. Si nous resserrons notre analyse, dans le spectre de la mobilité urbaine, nous pouvons observer objectivement comment ce secteur a été amplement bousculé en très peu d’années par ce triplet de changement : urbanisation, hyper connectivité, massification de l’IoT.  Dans les grandes villes chinoises, le passage de l’absence de cash à l’utilisation intensive de smart phones avec AliBaba Pay ou WeChat Pay, a totalement transformé les usages et les services de la mobilité en très peu d’années. Les plateformes numériques telles Ofo, deviennent planétaires proposant un service inédit, les vélos en « free flotaing ».  Née en 2014, avec l’IoT, il voit ses fonds propres passer à 120 millions US$ en 2016 par l’apport de l’UBER chinois, Didi Chuxing. A partir de 2017, Ofo se déploie aussi à l’étranger, et aujourd’hui ce sont plus de 10 millions de vélos que Ofo propose dans de multiples pays en moins de 4 ans, depuis que l’idée est venue à un groupe d’étudiants « geeks » de l’Université de Beijing, à l’origine de sa création. Inévitablement, l’adoption du « free floating » est une question de mois pour venir s’intégrer de manière cohérente dans le paysage urbain. Bien que certaines offres ont vu le jour, de manière chaotique et contre toute urbanité et civisme, faisant preuve même de « piraterie » de l’espace public, leur proposition de valeur est un plus pour les urbains désireux d’une mobilité plus douce et plus flexible, grâce à la géolocalisation et l’IoT.

Un autre enjeu est venu contribuer à faire bouger les lignes de la mobilité urbaine, toujours liée à ce triplet de changement. La rencontre des « Young urban professionals », très sensibles aux problématiques environnementales et les progrès fulgurants en matière des batteries électriques légères. C’est l’apparition de l’usage des « scooter sharing » qui voit son adoption se développer avec succès avec de multiples offres. 95% du parc mondial des scooters en partage est aujourd’hui électrique. Des émules des offres chinoises des scooters électriques voient le jour. A Berlin, Emmy ou UNU, startups innovantes ouvrent le marché, et vite des constructeurs historiques, tels BOSCH se mettent dans le sillon avec son service Coup et ses scooters Gogoro fabriqués à Taiwan mais proposés à l’échelle internationale. D’autres offres internationales émergent dans ce secteur, tel l’espagnol eCooltra à Barcelone, Madrid mais aussi Rome et Milan. A Paris c’est CityScout, qui se positionne et entraine en 2016 la RATP (via RATP Capital Innovation) et du capital risque pour rajouter, en 2018, 40 millions d’euros aux 15 millions initiaux de 2016, afin de projeter son développement vers 5000 scooters électriques à Paris.  A l’autre extrémité des usages dans le secteur de la mobilité, les voitures avec chauffeur, les effets des plateformes de disruption UBER et autres, ont amené des secteurs entiers menacés dans leur ADN, les taxis à se repositionner pour monter dans la gamme des services. Des services de taxi comme G7 en France, ont subi à leur tour une grande transformation, les rendant de nouveau attractifs, il y a peu, grâce à une qualité retrouvée des services, faisant appel massivement au numérique. La réalité du monde de la mobilité urbaine est la constatation de sa profonde transformation en très peu d’années, qui vient pulvériser des modèles économiques, prisonniers de modèles technologiques ou de service, qui ne sont plus en accord avec le temps de l’hybridation. L’horizon urbain de la mobilité est aujourd’hui en effervescence, par l’irruption d’un nouveau paradigme, celui de la convergence des modes de déplacement urbain, dans le « transport à la demande », « mobilité complète » ou « déplacement porte à porte » pour utiliser trois dénominations d’un même mouvement qui se profile à l’avenir. Combiné avec la transformation des modes de contractualisation et de paiement, avec d’une part la dématérialisation au travers les smartphones et ensuite la flexibilité des micro-services par l’usage du « blockchain », c’est un autre monde dans la mobilité qui  se prépare. A l’horizon des prochaines années, l’IA et son incarnation dans ce secteur amèneront aussi, leur contribution – et pas la moindre – avec l’intégration dans la vie urbaine des voitures et navettes autonomes et électriques. C’est encore l’hybridation du numérique avec le monde physique, qui se trouve au cœur.

Que pouvons nous donc espérer des villes dans cette perspective ?

Le premier enseignement, et de taille, est l’impératif pour les villes de devenir en grandeur nature, des villes-plateformes, qui soient capables d’héberger, expérimenter et offrir des nouvelles dispositions, voire imaginer d’autres régulations pour rendre possible une très grande diversité de nouveaux modèles d’usage et les modèles économiques qui en découlent. Les villes, qui furent pionnières avec des services d’une nouvelle génération, telles les voitures en auto partage électrique, ne peuvent plus rester elles-mêmes prisonnières  d’un modèle particulier de développement, d’un usage. Elles ont été à la pointe, quand un nouveau monde était en train d’émerger, elles doivent le rester quand un autre monde amène ses propres ruptures.

Cette agilité devient un enjeu majeur pour les gouvernances urbaines. Elles seront au cœur de leur capacité à évoluer, pour continuer à épouser une courbe ascendante dans la génération des services, avec une forte acceptabilité sociale.

C’est le cas de ce qui se passe aujourd’hui à Paris, avec l’Auto Lib’, le service d’auto partage des voitures électriques. Nous ne pouvons comprendre les difficultés de ce modèle de service, que si nous avons un regard bien au-delà de ce qui a été la formulation d’un « business plan » à l’heure de sa conception, quand à peine les smart phones allaient naître et avant la révolution de l’IoT et celle plus récente de l’IA.

Les huit années qui se sont passés entre la naissance d’Autolib’ à Paris et aujourd’hui ont été riches en défis urbains dans ce continuum d’hybridation et elles le seront encore dans les années à venir.

Au fond, la question qui se pose sur le parcours des voitures bleues, est celle de l’impact et l’avenir du cœur de son modèle économique et d’investissement, celui de ses batteries.  La batterie Lithium Metal Polymère (LMP), est en effet le levier technologique majeur sur lequel a misé Bolloré, et l’Autolib’ est le démonstrateur grandeur nature de sa capacité industrielle à réussir cette rupture.  Cette batterie devait s’imposer sur le marché de la mobilité, mais aussi sur d’autres, telles les centrales solaires et les solutions de stockage d’électricité fixes. Cinq ans après l’introduction en bourse de « Blue solutions », le constat vire à l’échec.  Le partenariat avec Citroën et la RATP n’ont pas donné les effets escomptés, et malgré la robustesse démontrée par ce type de batteries, force est de constater, que la concurrence mondiale des usages autour du Lithium – Ion les a dépassées. Blue Solutions  baisse de 10% à 15% de son CA en 2016 et doit se replier, se trouvant en mauvaise posture,  quittant même sa présence en bourse. En juillet 2017, Bolloré achète 7,6 % de Blue Solutions pour 37 M€, et à la fin février 2018, Bolloré et Bolloré Participations détiennent ensemble 95,6 % du capital de Blue Solutions. Le bilan 2017 du groupe Bolloré dans le secteur « stockage d’électricité et solutions » où est logée l’activité Autolib, accuse pour 2017, encore une perte de 168 millions d’euros, équivalent à 2016, imputée à « des dépenses contenues dans le stockage d’électricité (batteries, véhicules électriques, stationnaire) malgré le développement de nouveaux services d’auto-partage et les coûts d’amélioration des batteries ».

Pourquoi cet échec et quel lien avec l’hybridation portée par ce nouveau monde en disruption ?

Dans un monde complexe et interdépendant, il est indispensable de comprendre le T de NATU, celui de TESLA, pour situer la portée de l’enjeu du modèle économique, et surtout d’usage, mis en échec dans le cas d’Autolib. C’est en 2015 que TESLA MOTOR, la société d’Elon Musk a créé TESLA ENERGY GROUP, chargé de la conception et la production des systèmes de stockages énergétiques. Avec une technologie Lithium Ion, ses batteries viennent équiper les voitures électriques TESLA, définies comme un « smartphone  motorisé et à roues » pour bien insister sur la puissance de leur hybridation. Au-delà, ils passent des partenariats de commercialisation avec des constructeurs, tels Toyota ou Daimler. Par la suite, Elon Musk annonce aussi la sortie de Powerwall, batterie conçue pour les usages urbains en habitation et même pour les entreprises. Les Gigafactory (1,2,3), usines pour fabriquer massivement ces batteries, ont vu le jour aux USA, à Shanghai et peut être aussi en Europe (Gigafactory 4 et 5). Dans une optique d’encourager l’émergence d’un éco système vertueux,  le 12 juin 2014, Elon Musk a fait rentrer TESLA dans une démarche « Open Source » en annonçant renoncer à l’exclusivité des ses droits sur son portefeuille des brevets dans la mobilité.

Deux dynamiques se croisent ainsi, l’une, un pari industriel qui se profile perdant, avec les batteries LMP, celui de Bolloré, au cœur de Blues Solution, et dont l’auto-partage est son vecteur de diffusion et Paris le joyaux de la couronne. L’autre, la portée des batteries Lithium – Ion, mais avec un processus de création de valeur par l’hybridation numérique de TESLA, qui se projette sur la scène mondiale de la mobilité, bien au-delà de ses propres voitures et systèmes énergétiques. C’est l’usage, les interactions, les designs applicatifs, les ouvertures et sa feuille de route, qui bouleversent le paysage de ce secteur.

De la voiture avec conducteur en auto-partage vers la voiture autonome, c’est aussi une feuille de route éco systémique que TESLA porte en pionnier et que, en réalité, Bolloré n’a jamais su épouser. Au fond, cela démontre, qu’il ne suffit pas de porter une idée pionnière propriétaire même tournée autour d’une disruption majeure. Sans feuille de route holistique, ouverte et tournée vers l’avenir, les voitures bleues restent de plus en plus en place, garées dans le paysage urbain, quand celui des usages défile devant ses yeux et à haute vitesse.

La vie urbaine est bien plus complexe qu’un pari sur une technologie de batterie. Il est donc temps de sortir d’un usage prisonnier du tableau de rentabilité d’un pari technologique. L’heure est à construire des écosystèmes ouverts, transverses, horizontaux, divers, qui permettent l’irruption d’une hybridation numérique et physique de la mobilité par les usages sociaux de la mobilité.  C’est le rôle des gouvernances urbaines de susciter ses engouements pour qu’elles soient alors créatrices de valeurs sociales, économiques et écologiques et porteuses d’une vraie dynamique de mobilité urbaine complète.

 

 

Québec, 12 juin 2018