Pour inaugurer la nouvelle rubrique de ce blog, dédiée aux analyses de personnalités de divers horizons, nous donnons la parole à Rémi Feredj, Directeur de l’immobilier RATP et Président de Logis Transports, société parisienne de logement social. Il nous livre son regard sur les défis que doivent aujourd’hui relever les aménageurs.

Mutations urbaines et pratiques professionnelles, les nouveaux défis de l’aménageur

« On ne vit pas la fin de l’histoire mais la fin
de la géographie. La rapidité a réduit le
monde à rien et nous devenons
claustrophobes ».
Paul Virilio, le grand accélérateur, Galilée 2010

D’où je parle

Je suis directeur immobilier de la RATP, la grande entreprise de transport parisienne. Elle dispose d’un patrimoine important qui est un véritable outil de production. C’est un patrimoine varié : de la « bouche » de métro à l’usine, il présente en effet une très grande diversité. A l’échelle régionale, la RATP est l’un des tout premiers propriétaires fonciers avec plus de 730 hectares utilisés par ses activités et des milliers de logements sociaux gérés par sa filiale HLM Logis-Transports. Ce patrimoine, constitué sur plus d’un siècle, est vivant, paradoxal, très marqué par les activités industrielles avec une utilisation extensive de terrain nécessitée par les voies et les activités connexes, notamment de maintenance. C’est aussi un patrimoine repéré où la mémoire des salariés s’est transmise, très étroitement imbriquée à la mémoire des lieux. Ce parc immobilier est un outil de production contemporain, non délocalisable, donc pérenne, durable, habité, utilisé par 44.000 salariés dont 9.000 salariés tertiaires et près de 35.000 cols bleus ; nous sommes sans doute la dernière entreprise de main d’œuvre en centre-ville. Ce patrimoine porte, du fait de sa taille, de sa rareté et de son inscription dans la Ville, les questions urbaines et humaines qui interpellent aujourd’hui l’aménageur. Les parcelles dont je parle et qui fondent ma pratique d’aménageur, s’étendent sur plusieurs hectares en centre-ville et sont également le lieu d’application de politiques urbaines plus larges, logiquement requises par les municipalités ou l’Etat : création de logements sociaux, d’équipements publics…. Dans ce contexte, il nous arrive d’aménager certaines friches industrielles ; il nous arrive aussi de réaliser, sur les immeubles industriels eux-mêmes, des extensions, surélévations, véritables morceaux de ville complexes, sortes d’opérations d’aménagement verticales. Nous avons donc développé cette compétence très pointue

[1].

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L’organisation est la suivante : un département immobilier qui définit la politique sectorielle en relation avec les autres départements de l’entreprise qui exprime leur besoin d’espace ; une filiale d’aménagement ; une filiale de logements sociaux. Au total 200 salariés.

Constatation opérationnelle

Je vous présente deux opérations d’aménagement pensées et réalisées à 20 ans d’intervalle. Elles sont certes différentes dans leur complexité mais je resterai centré sur la question des processus. Ceci nous permettra dans un premier temps de mettre en perspective les évolutions de nos pratiques puis d’essayer d’en tirer le sens.

1993 / 1998
Le Hainaut[2] : 1,3 hectares
à Paris 19ème
2004 / 2014
Jourdan[3] : 1,7 hectare
à Paris 14ème
Friche
Superposition sur atelier
Conception du  plan masse
Etude d’impact
Enquête publique
Négociations avec les riverains
Négociation des participations avec la Ville
Négociations avec la Ville et l’Etat sur les programmes
Présentation de l’opération aux riverains
Participation des riverains au choix des architectes
Sondages
Diagnostics divers : amiante, plomb, pollution spécifique
Archéologie, Pollution
Démolition
Terrassement
Cession des lots à bâtir
Construction
Labellisation (acoustique)
Basse consommation énergétique
Accessibilité handicapés

Hors négociations internes avec les utilisateurs du site

Ainsi, sur un même type d’opération, la conduite de l’aménagement a duré deux fois plus de temps qu’il y a 20 ans !

Une pratique dilatée et alourdie 

Le processus de production du foncier à bâtir, puis ultérieurement des logements ou bureaux, se conçoit donc comme une succession de trois phases : 1) une phase d’études en amont ; 2) une phase d’aménagement physique du terrain ; 3) une phase de construction des immeubles.

Il met en scène des acteurs qui jouent sur des registres temporels différents : 1) acteurs de court terme : les promoteurs, constructeurs ; 2) de moyen terme : les élus, les concepteurs, les aménageurs ; 3) de long terme : les habitants.

  • A.    Un allongement notable de la durée. C’est sur la phase amont, évidemment, qu’elle s’est le plus dilatée.
    1. L’imposition récente de dispositifs évaluant l’impact des opérations projetées sur l’environnement et installant le recueil des avis des riverains (« étude d’impact »), le cas échéant suivi d’une procédure plus lourde et contradictoire se traduit concrètement par un allongement de plus d’une année du processus. Cet alourdissement est contradictoire avec les objectifs de production rapide, par exemple, de logements à Paris. Productrice de contestation, elle peine à produire du sens et se révèle finalement avoir été pensée en défense par rapport aux positions des militants de l’écologie.
    2. Les différents diagnostics désormais nécessaires avant démolition, le progrès réalisé dans le traitement des déchets de cette démolition et les précautions à prendre ont également allongé et renchéri son coût.  La mise au point des permis de construire est plus lente, notamment parce que les fonciers/volumes sont plus complexes dans un tissu largement constitué.
    3. Durant les phases d’aménagement puis de construction, la concertation avec les riverains, initialement centrée sur le début de l’opération, se transforme désormais en véritable suivi d’opération devant des instances idoines. La présence des élus est également plus marquée. On peut aussi noter que si, au début des années 1990, les concours de conception architecturale étaient quasiment réservés à la commande publique, ils se sont désormais répandus, pour le plus grand bien de l’espace urbain la plupart du temps.
  • B.    Le portage du foncier et de l’opération : Avec un tel allongement de la durée d’opération et un accroissement des aléas qu’engendre immanquablement le temps long, se pose la question de l’investissement initial en terrain et en études. Les opérations coûtent plus cher, durent plus longtemps et sont plus aléatoires. D’autant que les recours des riverains, sous n’importe quel prétexte, peuvent allonger sensiblement leur durée ou en réduire l’ampleur sans que rien de sérieux du point de vue législatif ne semble venir en limiter les outrances. Les partenariats avec le secteur privé, noués au démarrage et portés par les périodes d’euphorie immobilière, sont cependant plus difficiles à concrétiser en période de ralentissement. Du fait de ces délais, les retours à meilleure fortune, sont systématiquement inscrits dans les protocoles de vente. Les cessions de terrain interviennent au final très tard dans le processus alors que la mobilisation des fonds pour les études amont est à l’inverse au début de ce processus et ceci est d’autant plus aggravé dans le cas d’opérations complexes.Enfin, la financiarisation de la production urbaine va de pair avec la crise des finances publiques[4] ce qui impacte la forme de l’intervention par un glissement des responsabilités sur l’espace urbain. A cet égard l’arrivée des financements public / privés dan les projets, le rapprochement concepteur / constructeur, mettent sous pression la maîtrise d’ouvrage publique et rendent les éléments programmatiques encore plus sensibles à toute modification.
  • C.    L’accroissement des normes : celles-ci s’imposent en matière de construction de logements. La ville verte a ses exigences.
    1. Les normes acoustiques, de consommation d’énergie et enfin d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite ont un coût notable sur le produit livré, quelque soit leur bien fondé. Ce coût se retrouve dans le prix de cession, donc dans le prix du terrain, ce qui accroît encore plus le hiatus coût à exposer / durée de l’opération. A contrario, ces normes plus sévères permettent aussi d’envisager, certes à coût élevé, une meilleure cohabitation entre les utilisations domestiques et industrielles par exemple des volumes urbains.
    2. Les matériaux sont également sujets à production de normes, tandis que les surfaces prises en compte dans les permis de construire déconnectent la surface construite de la surface vendue, entraînant des contorsions sur la forme du produit et des rendements de plan souvent moins généreux.
    3. Car l’autre impact est morphologique : le prix de revient élevé des productions, compte tenu du revenu disponible des acteurs économiques, crée des appartements plus serrés, plus petits, correspondant à un pouvoir d’achat / d’emprunt calculé au plus juste. Concomitamment, l’incertitude des opérations oriente les aménageurs vers la pratique des macro lots (plusieurs immeubles constituant une unité foncière grosse maille), moins subtile mais permettant de faire jouer des économies d’échelle. Nous verrons plus loin que ces appartements plus petits dans des quartiers plus massifs se situent aux antipodes de l’évolution sociologique des nos pays occidentaux[5].
    4. J’inscris enfin dans ce paragraphe sur les normes, les évolutions ayant trait à ce qu’on appelle les écoquartiers qui, si elles n’ont rien d’obligatoire, n’en constituent pas moins désormais une forme de « doxa » constructive : panneaux solaires, géothermie, cellules photovoltaïques, ventilation naturelle et matériaux verriers absorbants, recyclage des déchets, verdissement des toitures pour absorber les chocs thermiques…La labellisation des logements, sur ces bases, ouvre droit à des réductions fiscales. Nous incorporons tous ces éléments, selon les cas, dans nos programmes constructifs mais convenons que ces méthodes n’ont rien à voir avec la ville durable qui requiert, quant à elle, une vision plus « macro spatiale » de ses enjeux, plus impérative également et notamment / principalement, un traitement plus volontariste de l’étalement urbain qui demeure à mes yeux le cœur du sujet.
  • D.    La Prise en compte des riverains : ceux-ci sont désormais intégrés au processus de production des quartiers dont ils sont les voisins. Selon les communes, de façon coordonnée ou non, les citoyens entendent légitimement participer à l’évolution de leur environnement. En milieu urbain dense, cette prise de parole dont on verra les ressorts plus bas, est souvent conservatrice. Les concours peuvent intégrer au jury, des associations locales ; on peut aussi présenter les projets, à Paris par exemple, dans des conseils de quartier. Mais au final, les riverains conservent une capacité d’opposition aux autorisations de construire, qu’ils manient avec plus ou moins d’arrière-pensée. Nous avons ainsi mis 10 ans pour pouvoir démarrer les travaux d’un immeuble de 12 logements dans Paris, deux voisins ayant épuisé toutes les voies judiciaires. Mai c’est aussi l’un des enjeux de la ville connectée que de donner accès, à chaque moment du projet, à des plans, des coupes, des explications, de façon plus large que par le truchement de réunions publiques tardives et réservées…à ceux qui se déplacent. La ville numérique peut être une ville à la pédagogie renforcée, où la diffusion des documents d’urbanisme échappe au cercle très restreint des initiés[6]. Toutefois, si la participation des riverains est une question de démocratie locale, qui en est le garant ? La parole d’une association plus active qu’une autre peut-elle s’arroger la représentation de l’intérêt général ? Comment, dans ces conditions, se positionne l’élu ?
  • E.    La fin des friches : L’une des différences majeures entre les deux époques des opérations du tableau présenté supra, est la suivante : nous cédions assez aisément des espaces vacants en centre-ville au début de la décennie 90 et, de ce fait, étions aménageurs de friches. Nous ne le faisons plus. Nous les gardons, les agrandissons, et valorisons les sur sols, les volumes supérieurs dans des opérations complexes, dites d’aménagement vertical. Car les infrastructures ont besoin d’espace et en 20 ans la demande en transports publics s’est accrue. Qu’en sera-t-il dans 50 ans ? En conservant ces espaces, nous ménageons leur valeur d’usage pour le service public de demain mais nous menons des opérations mixtes, techniquement beaucoup plus complexes. Ceci posé, la réalisation de grands projets, en superposition de fonctions, ne va-t-il pas figer la forme urbaine durablement en rendant délicate la reconversion des sites à terme ?
  • F.    Modification du métier d’urbaniste : Ainsi l’urbaniste n’est-il plus seulement un faiseur de plans comme le dit Jean Haëntjens[7], c’est « un articulateur de stratégies, de concepts, voire (un) accoucheur d’utopies ». Son enracinement dans le tissu local est plus contesté et de ce fait plus argumenté. La crise des finances publiques en fait également un apporteur d’équipements que la collectivité confie le soin de réaliser (et le coût !) à l’initiative privée par un mécanisme de participation. L’ensemble de ces facteurs tend à privilégier la forme du projet à son adaptabilité au règlement d’urbanisme. C’est par un processus de négociation assez long que nous essayons, avec les riverains et les élus, de concrétiser une forme et un projet urbains dont on étudiera ensuite la meilleure traduction réglementaire. L’imbrication des fonctions abritées par le projet est l’un des signes de ce nouveau fonctionnement : mixité d’acteurs, pour rendre la ville vivante, variée certes, mais aussi pour diffuser / répartir le risque. On est loin de l’approche fonctionnaliste de l’espace urbain.

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Un modèle urbain en profonde mutation

Si notre pratique d’urbaniste a évolué, ce ne peut être sous le simple effet d’acteurs rétifs au changement et de sociétés toujours plus normées. Comme elle l’a toujours été, la Ville est le révélateur de nos façons de vivre les formes concrètes que prennent le progrès technique et l’innovation dès lors qu’elles se diffusent par l’entremise de la marchandise.

La Ville est en charge, aujourd’hui comme hier, d’articuler espace et temps ou plutôt d’articuler dans l’espace, dans son espace, parfois contraint et parfois trop lâche, le hiatus entre temps des hommes et temps de leurs activités. C’est ce hiatus qui lui donne sa forme, difficilement, contenue par les pouvoirs, fluidifiée par l’économie, consacrée par les hommes génération après génération.

L’espace habité s’organise ainsi entre institutions et pratiques des habitants dont il exacerbe ou apaise les différences. Il doit assurer à la fois permanence et évolution[8]. C’est cet espace, dans ses fonctions éternelles, que vient percuter à la fois une nouvelle donne relative au temps et une nouvelle approche de la mobilité dans un contexte de crise de régulation économique qui marque profondément les sociétés occidentales depuis maintenant 40 ans. « Jamais dit Jean Viard[9], depuis la Renaissance, des éléments aussi profonds de mutation de nos sociétés ne se sont autant entrechoqués ». On ajoutera : en une génération !

  • A.    Ce modèle n’est plus basé exclusivement sur le travail : en un siècle, entre l’allongement de la durée de vie (espérance de vie : +25 ans) et la diminution du temps de travail (voulue ou subie), tout au moins dans les pays occidentaux, la part de temps libre a été multipliée par 4 ou 5. Dit autrement, le temps consacré au travail et au sommeil est passé de 70% à 40% du temps de la vie. La ville où l’on dort n’est ainsi plus celle où l’on travaille[10]. De ce fait, les villes que nous aménageons, les logements que nous construisons et les équipements collectifs au financement desquels nous contribuons voient leur cahier des charges radicalement transformés. Ils doivent accueillir une population qui sera bien davantage présente dans les appartements et qui devra y accueillir, temporairement ou plus durablement plusieurs générations ; pour les logements il faudra permettre à cette population de s’y maintenir une fois âgée ; pour les espaces publics d’évoluer vers des espaces où l’on passe du temps, éventuellement connecté, plutôt que des lieux qu’on traverse simplement ou qu’on se hâte de privatiser. Tout ceci avec, comme on l’a vu, une contrainte budgétaire qui rétrécit le lieu de vie : incohérence. C’est l’un des enjeux des parcs urbains et de leur évolution : il s’agit de dépasser le rôle ancien de « ségrégation par l’espace » tel qu’on a pu le lire à propos de Central parc[11] ou encore de leur fonction d’accompagnement dans la Ville hygiéniste du début du 20ème siècle. Ils sont les lieux vers lesquels le temps libre (et plus seulement la promenade dominicale) peut s’épanouir. Les espaces verts dans les opérations d’aménagement revêtent ainsi une fonction non plus seulement décorative mais de support d’une activité choisie qu’il faudra calibrer et dont il convient de déterminer les règles d’usage (partage, taille, tour de rôle ….).
  • B.    Il s’agit d’un modèle social à 3 vitesses qui détériore les solidarités :
    1. les centres villes habités, dans certains quartiers, par une population à hauts revenus et à comportements culturels également élevés, bénéficiant des codes sociaux de la Ville et d’une certaine manière la dirigeant ou influençant culturellement ceux qui en ont la charge, dont les enfants s’inscriront dans les itinéraires de reproduction classiques ; ils investissent les centres de décision non forcément situés dans les villes voire les pas de production. Ce sont les hérauts de la ville globale ;[12]
    2. une population de plus en plus périurbaine, de cadres et d’employés assurant la « fabrique » de la première et qui s’éloigne du centre de façon inversement proportionnelle à ses revenus. C’est là que naissent l’étalement urbain, les problématiques de surendettement liées à des acquisitions de maison mal sécurisées, la fatigue accumulée et les coûts toujours plus importants induits par cet étalement : coûts directs des réseaux d’assainissement, des transports en commun, coûts indirects de la pollution par la voiture, du grignotage des terres agricoles…
    3. une population reléguée enfin, dans les interstices de la ville, y compris certains quartiers très centraux, les anciens lieux industriels voire les anciennes villes industrielles, les no man’s land, bordure de périphérique ou talus de RER, mais pas seulement, n’ayant pas accès à la mobilité, ni à l’information, ni au permis de travail et qui sort de ces problématiques qui marquent là leur limite. Ce sont les outsiders. Sur cette typologie, les travaux de l’école de Chicago[13], début du 20ème siècle, sont encore valables !
    4. Cet éclatement dissout les « identités partagées »[14], n’induit pas pour l’instant une reconstitution du sens de la vie commune, place les individus en position de singletons, sans projet collectif auquel adhérer avec pourtant des milliers « d’amis » sur les réseaux sociaux. Nous payons le prix très élevé de la triple crise économique, symbolique et culturelle. Sur ces ruines, l’urbanisme contemporain doit proposer quelques solutions.
  • C.    Un modèle enfin qui réfute la ville dense. La densité est l’un des enjeux des métropoles, brandie comme une bannière et dont on sait la complexité à advenir. Car en effet les éco-quartiers pourront fleurir de-ci de-là, en centre-ville, enfermant ponctuellement leurs habitants ou leurs promoteurs dans une douce illusion verte, il demeurera que la densité constructive sera toujours extrêmement ardue à proposer aux élus et aux riverains. Je pense même avec le recul, que cette densité souhaitable pour toutes les bonnes raisons qu’on a vues (économe, mixant les usages et les populations….) se heurte à l’évolution de la société mise en place par l’accroissement du temps libre et l’allongement de la durée de vie. Pour deux raisons principales :
    1. Un immobilisme exacerbé par la crise économique, qui entraine une focalisation sur la valeur des patrimoines, une crispation sur l’environnement immédiat, un attachement angoissé à la forme urbaine existante car celle-ci demeure un facteur fort de fixité dans un monde où les cartes sont très / trop rebattues.
    2. Un individualisme raffermi par le déferlement du numérique (ultime avatar de la société mécanique ?[15]) qui à la fois coupe l’individu du groupe, du collectif, du groupe initial d’appartenance mais également de la notion d’intérêt général[16] et ce d’autant plus que l’appréciation du travail des élus pâtit. Dans ce mouvement où la technique n’est qu’un des paramètres mais fort puissant qui rapproche tous de tout et tout de suite, la rupture de l’individu avec son environnement se consomme donc sur les deux plans : spatial par l’isolement et temporel par la perte de legs provenant des générations antérieures. Les valeurs promues par la cité numérique sont toutes fondées sur la rapidité, la vitesse, la réactivité, l’adaptabilité pour le plus grand bien de la ville dite intelligente, sans doute, qui bénéficie de chacun comme d’un émetteur de signes mais qui fait de ce chacun, un être en permanence branché, en état d’anxiété maladive qui « désexpérimente » le rapport à l’autre qui fondait la ville et ses conflits. Nul moyen d’échapper à cette acception instantanée du « progrès ». Essentiellement localisée par la stratification des générations et du savoir, la transmission est en panne.

Or l’urbanisme est précisément la conciliation du mouvement et de l’intérêt général, les deux inscrits dans le temps long de la transmission et de l’usage. Le pari du baron Haussmann, chamboule la ville mais en conserve les marqueurs, accélère mais respecte l’identité parisienne. La toile de fond est ainsi tendue. Une économie politique de la vitesse [17] se met en place, qui se substitue à celle de la richesse accumulée localement et bouleverse les rapports humains et la forme des cités. Ce n’est pas une première, tant les innovations ont toujours créé des routes et des villes et en ont fermé d’autres, autrefois florissantes[18]. Mais sa survenance a été très rapide et les capitaux associés considérables. J’ajoute que ce choc s’est produit sur un tissu productif ancien très fragilisé.

Les urbanistes de notre génération et des suivantes auront donc à régler, comme on l’a vu, les 3 sujets apparents que sont : l’allongement du tempo des opérations, le changement durable de maquette financière, et la participation critique et accrue des citoyens. Mais derrière ces sujets et dans un rapport quasi dialectique avec eux, on saura qu’au fond, on devra bâtir des villes dans une relation repensée avec la production, qu’on devra ramener les outsiders dans un projet, et qu’on concevra des espaces propres à offrir un partage de sens aux uns et aux autres. Le seul centre commercial ne constituera pas un horizon crédible à une telle tâche. Loger ne suffira plus : il faudra permettre d’habiter.

Et donc encore plus profondément, on saura que les deux questions à régler seront celles de la civilité et de la dignité.

Pour ce faire, l’incantation à la densité sera inopérante pour un moment et les éco quartiers resteront les faux nez qu’ils sont déjà. La densité est (malheureusement) réfutée par les acteurs, à commencer par nombre d’élus de toute couleur et le sera tant qu’on n’aura pas mis un terme brutal et efficace à l’étalement urbain et aux avatars du pavillonnaire, tant qu’on n’aura pas protégé les terres agricoles dont les productions sont l’une des richesses exportables de ce pays, notamment en Ile de France. La gouvernance doit être repensée et l’échelon de l’urbain et de ses décisions rapproché de l’échelon d’expression de ses enjeux : la métropole ou la grande conurbation. La ville est, par évidence et définitivement[19], le lieu du projet commun même si ses habitants qui le peuvent entretiennent en France, grâce aux infrastructures de transport ferré, une relation étroite vers les petites villes de province, au point que certains parlent « d’exode urbain »[20]. Ils tissent des existences duales, un pied professionnel à Paris, l’autre citoyen en province. Mais la ville, la grande ville, porte en elle depuis un siècle une puissance symbolique qui lui est propre[21] avec ses hauts et ses bas, ses élites et ses relégués. Elle a en effet symbolisé jusqu’à maintenant le potentiel de « ce qui peut arriver » et c’est ce souffle qu’il faut retrouver, entretenir et développer pour instaurer une dynamique, du désir. C’est cette représentation collective qu’il faut refonder, ce récit qu’il faudra réécrire.

Par une redéfinition de l’espace public, c’est la citoyenneté que l’urbaniste visera ; par une qualité de la forme urbaine de nature à pacifier les relations entre citoyens, il recréera une civilité ; par une architecture dont les habitants seront fiers en même temps qu’ils y seront bien il leur permettra de vivre et pas seulement de dormir : c’est la dignité qu’il offrira. Tout ceci avec une règlementation qui suive le projet et non l’inverse, de telle sorte que puisse naître un urbanisme stratégique global, dont le caractère participatif peut alors être renforcé par le numérique. Avec toutes les réserves utiles : car dans la ville connectée, le lieu n’est plus séjour, il est rendez-vous ; il n’est plus pérenne, mais ponctuel, fugace ; il n’est plus susceptible de laisser une trace mais est volatile et substituable : la transmission ne s’ancre plus. Il faut donc retrouver, par les formes et les espaces que nous suscitons, le temps long. L’imbrication des fonctions le peut ; la mixité fonctionnelle en est un outil. Les équipements publics, sportifs, récréatifs, culturels insérés dans les projets et animés sont des leviers de socialisation qu’il faut utiliser, disséminer et encadrer.

Si avec mon équipe, nous bâtissons des immeubles sur d’autres immeubles, si nous superposons des fonctions, si nous mettons en concurrence les architectures possibles, si nous nous battons pour qu’on offre le temps long à l’habitant et non pas à l’administration du projet, c’est par souci de densité, d’économie, de mixité bien sûr, mais aussi parce qu’une ville qui se construit en détruisant se gomme elle-même ; car la ville est un lieu d’accumulation de la richesse sous toutes ses formes : richesse du savoir, de l’expérience, des traces, des constructions, des archives, de la mémoire, des matériaux, de la morphologie, des familles….une ville rasée puis reconstruite n’est porteuse que de sa cicatrice. Elle n’a plus d’épaisseur. Une ville offre un raccourci temporel sur un espace limité. Elle est une épopée. Le trait d’union est l’homme non pas en tant qu’appartenant à une génération mais en tant qu’il est une humanité.

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Rémi FEREDJ

Directeur de l’immobilier RATP

Président de Logis Transports, société parisienne de logement social.

Le 1er décembre 2013

Bibliographie générale

Saskia Sassen : the global city ; New York, London, Tokyo, Gollancz 1991
Jean Viard : nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, l’Aube, 2013
Michel Serres, petite poucette, le pommier 2012
Paul Virilio, le grand accélérateur, Galilée 2010
Jean Haëntjens, De la planification urbaine à l’uranisme stratégique, in Urbanisme n°372
Régis Debray, éloge de la frontière, Gallimard 2010
Cyria Emelianoff, pour un partage de la fabrique urbaine, in Urbanisme n°363, nov-déc 2008
Gaston Bachelard, la terre et les rêveries de la volonté, josé Corti 1947
François Ascher, l’âge des métapoles, l’Aube 2009
Alain Finkielkraut, l’identité malheureuse, Stock, 2013
Fernand Braudel, civilisation matérielle, économie et capitalisme, armand Colin 1979
Claude Levi Strauss, tristes tropiques, Plon 1955
Manuel Castells, the power of identity, Blackwell, Oxford, 1997
Jacques Lucan, où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixité, éd. de la Villette, Paris 2012
Régis Loisel, Peter Pan – 6 tomes, éditions vents d’ouest 1990-2004
Woody Allen, Manhattan, 1979
Karl Polanyi, la grande transformation, 1944 ; Gallimard 1983
Georges Duby, Histoire de la France urbaine, Seuil, 1985

Sur le patrimoine de la RATP, les éditions de la SEDP.

Patrimoine industriel et architecture, les sous stations SEDP 1993
Patrimoine industriel et urbanisme : le centre-bus du Hainaut. SEDP 1998
D’une rive à l’autre, l’histoire du siège social de la RATP, SEDP 2000
Transformation d’un patrimoine industriel : les sous-stations électriques de Vaneau et Laborde, SEDP 2001
Ateliers, 12 photographes, 12 sites de la RATP, 2002
Patrimoine industriel et urbanisme : le site de Philidor Maraîchers SEDP 2003
Les métamorphoses d’un immeuble industriel : le centre-bus de Montrouge. SEDP 2008
La Villette, patrimoine industriel, SEDP 2010
Les métamorphoses d’u immeuble industriel, le centre bus de Lagny, 2013


[1] La Villette, patrimoine industriel, SEDP 2010
[2] Patrimoine industriel et urbanisme : le centre-bus du Hainaut. SEDP 1993
[3] Les métamorphoses d’un immeuble industriel : le centre-bus de Montrouge. SEDP 2008
[4] dossier la ville financiarisée, revue urbanisme n°384 mai-juin 2012
[5] Jacques Lucan, où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixité, éditions de la Villette, Paris 2012
[6] Nick Grossman (http : // nickgrossman.info/cité par Caroline de Francqueville, urbanisme 2.0 ? in Urbanisme n°376 janvier-février 2011
[7] Jean Haëntjens, le pouvoir des villes, l’Aube, 2008
[8] Françoise Choay, Claude Levi-Strauss et l’aménagement des territoires, Urbanisme n°369
[9] Jean Viard, nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, l’Aube, 2013
[10] ibidem. Il précise : au 20ème siècle : la richesse produite : x10 ; kilomètres parcourus : x9 ; la vie : +40%…
[11] Christine Boyer, dreaming the rational city, MIT press 1983
[12] Saskia Sassen : the global city ; New York, London, Tokyo, Gollancz 1991
[13] Burgess, concentric model 1925 + Hoyt sector model 1939
[14] Manuel Castells, the power of identity, Blackwell, Oxford, 1997
[15] Claude Levi Strauss, tristes tropiques, Plon 1955
[16] Alain Finkielkraut, l’identité malheureuse, Stock, 2013
[17] Paul Virilio, le grand accélérateur, Galilée 2010
[18] Fernand Braudel, civilisation matérielle, économie et capitalisme, armand Colin 1979
[19] en 2050 plus de 2/3 des humains vivront dans des villes ; en 2020, près de 80% des européens.
[20] Jean Viard, op cit.
[21] Régis Loisel, Peter Pan – 6 tomes, éditions vents d’ouest 1990-2004