À l’occasion du rachat par Google de la société Nest pour un montant de 3,2 milliards de dollars, le Pr. Carlos Moreno publie ce mercredi le compte-rendu de son analyse du management de la complexité, développée lors des Assises Nationales de la Recherche Stratégique du 12 décembre 2013. Elle permet de comprendre la portée ce type d’événement économique.

Complexité et stratégie : rappel de quelques fondamentaux

Pour expliquer ce qu’est le management de la complexité et en quoi il permet d’anticiper les risques dans le monde de l’industrie, il convient tout d’abord de préciser quelques fondamentaux.

L’approche par la complexité est une façon de prendre conscience de l’incomplétude de toutes choses, du fait que nous vivons dans des systèmes qui sont toujours fortement perturbés, et de notre incapacité à avoir, à tout moment, une vision globalisante et centralisatrice de leur ensemble.

Face à une quantité de systèmes qui s’interconnectent entre eux, l’approche par la complexité permet de comprendre les interdépendances qui les relient au lieu de chercher à comprendre un système en lui-même de manière isolée. Ces systèmes ne vivent en effet que lorsqu’ils sont mis en relation les uns avec les autres et cette relation crée en permanence des interfaces.

Le propre de l’axiomatique de la complexité, c’est de poser que d’un côté l’on est tiré par une nécessité, celle de satisfaire les besoins par des usages et des services, tandis que de l’autre peuvent à tout moment surgir des aléas, provoqués par le hasard. Ce qui signifie que nous avons en permanence une fragilité, une impermanence des systèmes – et que cela s’applique aussi bien à de toutes petites structures qu’aux grands groupes indutriels.

Il découle de cette approche la notion de maillage, qui est très importante et sur laquelle nous devons travailler en permanence, car nous sommes face à une quantité de systèmes interdépendants entre eux et qui communiquent. Ils font naître une multitude de sources de captation et d’information qu’il sera dès lors nécessaire de saisir.

Anticiper le risque : pour quoi faire ?

Dès lors que l’on a pris conscience de cette incomplétude, que signifie anticiper le risque dans le secteur industriel, et pourquoi le faire ?

S’agit-il de conserver des parts de marché et d’être défensifs, même là on l’est plus en mesure de se défendre – comme c’est le cas par exemple aujourd’hui sous certains aspects dans le secteur de l’énergie par exemple, qui se trouve aujourd’hui, au niveau européen, pris dans une impasse structurelle avec la désindustrialisation, l’apparition des pays émergents, les problématiques de consommation. S’agit-il au contraire d’aller vers la création de nouveaux marchés – mais sachant que toute création de marché est elle-même un risque…

Comment se poser pour juger de la bonne décision à prendre – ou plus précisément, de la décision adéquate, celle qu’il est judicieux de prendre à tel moment, car dans l’axiomatique de la complexité il n’y a plus de bonne décision en soi, absolue, correspondant à une stratégie globale ?

La notion d’anticipation des risques, je crois, nous démontre à nous tous, ainsi qu’aux dirigeants, la nécessité où nous sommes de comprendre le monde et de savoir où nous sommes immergés par-rapport à nos marchés et ceux que nous voulons défendre ou créer. Ce point me paraît très important car nous vivons une période charnière, qui passe d’un axe nord-ouest vers un axe est-sud, avec des puissances économiques nouvelles. A l’horizon de 10 ans, nous aurons des puissances émergentes qui auront pris une place déterminante parmi les 10 premières puissances mondiale.

Enfin et surtout, au-delà des signaux faibles ou de ce que l’on peut appeler des signes précurseurs, on assiste déjà à l’émergence de nouveaux paradigmes en termes de services et d’usages, très liés aux révolutions technologiques qui traversent aujourd’hui la planète et qui impactent tous les marchés, quels qu’ils soient. Je vous invite à lire à ce sujet le très beau texte « Le logiciel dévore le monde… depuis les EU » (http://colin-verdier.com/le-logiciel-devore-le-monde-depuis-les-etats-unis/ ) écrit il y a peu par Nicolas Colin. Au-delà du logiciel, c’est la puissance du numérique qui dévore le monde – la puissance non pas tellement de la révolution numérique d’internet, mais celle que je considère comme plus essentielle au XXIème siècle, la révolution de l’ubiquité. La présence de milliards d’objets connectés de par le monde transforment notre relation à la régulation, à l’information , aux centres de pouvoir. Il n’y a pratiquement plus de décision qui puisse être prise sans que celle-ci soit commentée en temps réel avec les impacts que cela peut signifier. Il suffit de voir rien que l’ouverture de la Bourse tous les matins, le moindre signal émis sur un réseau social peut avoir de lourdes conséquences au niveau de la crédibilité d’un organisme, d’une institution, ou même d’une industrie.

Nouveau contexte mondial, nouveaux modèles économiques

La puissance de l’ubiquité, la décentralisation de l’information, la dérégulation et la mise en place de contre-pouvoirs permanents nous amènent, nous tous y compris les industriels, à nous affirmer dans de nouveaux modèles économiques, à la recherche de nouveaux usages et de nouveaux services par-rapport à des espaces-temps augmentés : nous devons avoir une vision des territoires augmentée, valorisée, dans laquelle la vie des territoires peut s’enraciner pour créer de la valeur.

On parlait ce matin de décembre de PSA, en nous demandant s’il va pouvoir ou pas rester français : c’est très intéressant car cela montre l’impact de ce nouveau modèle économique dans notre monde dérégulé, au sein duquel le type d’appropriation de l’objet « véhicule » a changé. Car nous allons désormais, avec le déploiement de l’ubiquité, être amenés à privilégier non pas l’objet physique « véhicule », mais plutôt l’usage social de la fonction de mobilité. Dans ce nouveau cadre, la possession d’un véhicule n’est pas une fin en soi, c’est seulement une notion d’usage. L’incarnation de la fonction de mobilité va traverser les véhicules, mais ce ne sera pas mon véhicule à moi, ce sera un véhicule partagé électrique au sein de territoires augmentés et valorisés, par exemple au travers de la multimodalité. Entre la réincarnantion de l’objet en usage social et la nécessité d’avoir des modèles économiques qui puissent persister, il me paraît essentiel de s’ancrer dans des territoires que les usages et les services viennent valoriser.

Ainsi, après le signal fort que fut la démarche de Google, il y a quelques années, conduisant au rachat de Motorala, qui se souviens de ce Google uniquement moteur de recherche innnovateur ? Aujourd’hui, Google a également pris des parts très importantes, avec Androïd, sur le marché des devices mobiles. Qui se souvient d‘Apple faisant son prestige revenus de la vente des matériels infomatiques ? Car la source des revenus principale d’Apple aujourd’hui, c’es le téléchargement, par milliards dans le monde entier, des apps. Qui se souvient que Nokia incarnait le fleuron de la puissance technologique et de l’économie finlandaise dans la domaine de la téléphonie mobile et qu’il a été vendu pratiquement en urgence et à la casse, à la dernière minute, à un Microsoft complètement largué, dépassé par le nouveau modèle économique imposé pa les plateformistes ouverts, Google en tête, suivi par les nouvelles puissances écnomiques du monde ubiquitaire émergent, Facebook et Twitter ?

D’un autre côté, au niveau des pays émergents, on voit se confirmer la puissance de Samsung, qui a su anticiper les mutations technologiques des devices ubiquitaires, se positionnant comme le n°1 mondial, non pas tellement au niveau du téléphone mais au niveau des usages et des services des devices mobiles, parmi lesquels le téléphone n’est qu’un exemple parmi d’autres, à côté des tablettes, etc. Ce qui est intéressant chez Samsung, c’est qu’ils sont en train de recréer des services et des usages pionniers, en utilisant des technologies de type Androïd, pour mélanger les deux et proposer de nouveaux modèles économiques.

On pourrait parler aussi de Pétrobras, qui pratique l’exploitation des fonds pétorliers en mers profondes, et souligner la puisssance économique que le logiciel leur a apporté, avec la capacité à traiter en temps réel des données extraordinaires pour pouvoir identifier les vrais gisements et optiimier les coûteuses explorations en mer. J’ai eu la chance de pouvoir visiter un ensemble des data-center à Rio et il est assez extraordinaire de voir comment l’économie immatérielle traverse cette économie matérielle pour créer de nouveaux marchés.

Conclusion

Je dirais donc que cette notion d’anticipation des risques présuppose d’abord la compréhension du monde dans lequel nous sommes immergés, ensuite la compréhension de notre identité au sein de territoire augmentés et valorisés. Si nous voulons continuer à avoir de l’emploi dans nos pays, nous devons en effet trouver la manière de l’incarner dans nos territoires.

La maîtrise de la complexité nous permet de cerner l’incomplétude de tout système et de créer des éco-systèmes en se glissant dans les interstices, pour finalement, non pas prendre LA bonne décision, mais prendre la décision judicieuse à un intant T, qui dans un continuum stratégique va pouvoir s’incarner efficacement, selon une logique de time-to-market.

Écouter l’intervention du Pr.Moreno lors des Assises Nationales de la Recherche Stratégique : http://www.acteurspublics.com/2013/12/16/revivez-les-ives-assises-nationales-de-la-recherche-strategique#TR3