L’existence de logements sociaux, propriété des villes est l’une des caractéristiques de la vie urbaine dans de nombreux lieux de part le monde. Proportions, destinations, transformations, font partie des débats qui secouent régulièrement les gouvernances des villes. La question revient sans cesse à propos de l’utilisation d’une partie du parc social des logements urbains en vue de permettre l’accession à la propriété à certains usagers. Ce débat a eu lieu récemment à Paris avec la proposition de deux groupes d’élus de vendre chaque année et sur une période de 5 ans, 1% du parc social de la ville. L’argument posé étant d’encourager « la fluidité et la mobilité du parcours social » s’appuyant sur une loi en cours d’examen au Parlement, « Évolution du logement et aménagement numérique », ELAN. Cette loi devrait se traduire par un « dispositif d’accession aux logements HLM par les occupants ». Cette proposition a été rejetée par la majorité du Conseil de Paris, s’opposant à l’érosion du parc social appartenant à la ville et permettant de loger des personnes à basses ressources.

La teneur du débat proposé me fait penser que la vraie question de fond «habiter la ville et partager la vie » n’a pas eu lieu. Il n’y pas eu d’élan pour mettre en question les modèles traditionnels de l’habitat social et du logement urbain appartenant à la ville. A l’aune des profondes transformations planétaires des villes par les modèles d’usage, l’inspiration n’était pas eu rendez-vous, et le débat, se voulant novateur, est resté traditionnel.

A l’heure où les modèles d’usage de la vie urbaine se transforment en profondeur par la convergence du numérique, des nouvelles technologies et des nouveaux modèles économiques, quelles réflexions nouvelles pouvons-nous avoir autour de l’usage du parc social urbain ?

Pour mieux comprendre qu’il est possible de faire autrement, prenons rapidement l’exemple de la mobilité urbaine : en moins de 10 ans, le temps de l’apparition des smartphones et d’une ubiquité devenue massive, elle a été profondément transformée : plateformes numériques de mobilité et transactions de confiance, voitures électriques, vélos et voitures partagées, covoiturage, premières navettes autonomes électriques, émergence des voitures autonomes… L’accélération de cette transformation est déjà en cours avec les nouveaux paradigmes de transformation de la mobilité urbaine, avec le transport à la demande et le modèle d’usage de mobilité globale « Mobility as a Service – MaaS », faisant de la chaîne complète de la mobilité, un service.  Au-delà des performances techniques, ces nouveaux usages n’ont de sens que si nous travaillons pour porter une vision globale et transverse de la vie urbaine, où la mobilité n’est pas une fin en elle-même, mais un moyen pour régénérer la qualité de la vie dans la ville, pour créer de la valeur économique, sociale et écologique en convergence, pour rendre la vie urbaine plus douce, plus agréable, plus inclusive ; en fait pour que la ville soit à la portée de tous.

C’est ainsi que cet ensemble de moyens, en incluant les infrastructures urbaines de mobilité telles le métro, le RER, le tramway, le Grand Paris Express, les bus, les couloirs de deux roues, le mobilier urbain de nouvelle génération et connecté, prend un sens : privilégier l’usage et non la propriété, favoriser la mutualisation des ressources, optimiser les investissements conséquents dans les grands équipements, réutiliser les ressources cachées de la ville, lutter contre le changement climatique, lutter contre la pollution, favoriser la santé urbaine, développer une ville d’hyper-proximité, les parcours d’1/4 d’heure, pour satisfaire les besoins urbains essentiels ; en bref, le coeur de la vie urbaine :  créer de la vie, de la proximité et du lien social…

C’est aussi, dans cette approche transverse, que nous pouvons comprendre l’impératif d’imaginer des nouveaux modèles économiques de l’usage et parmi eux déplacer le coût du transport public massif de l’usager vers d’autres secteurs. C’est le sens de la voie incitative, qui deviendra inéluctable, d’une forme de gratuité totale ou partielle pour les usagers.

C’est sur un parcours socio-urbain de 10 ans en amont et 10 ans en aval, que nous pouvons voir l’ensemble des bénéfices de cette profonde transformation urbaine. C’est ainsi, que nous pouvons comprendre, que fermer les autoroutes urbaines, restituer leur périmètre à l’eau, la biodiversité et les citoyens, sont des décisions d’une très grande cohérence et porteuses d’une vision de l’usage de la ville pour favoriser la vie. Qui se souvient aujourd’hui des « bagarres urbaines » qui ont précédé la naissance il y a 17 ans de Paris Plage ? Des cris de rage en janvier 2013 des opposants à l’occasion de la fermeture à Paris des 2,3 km de la voie sur berge rive gauche ? L’usage d’une ville pour les citoyens avec promenades, santé urbaine et qualité de vie a pris le dessus, ridiculisant pour la postérité ce que fût l’hystérie même de ceux qui se refusaient à comprendre que partager la ville vaut plus qu’être « homme / femme centaure métallique ».

Revenons donc maintenant au logement social urbain.
Oui, le débat a manqué d’élan, car la vraie question, comme c’est le cas pour la mobilité, est quels usages nouveaux faut-il proposer pour habiter dans la ville, tout en partageant la vie ? Toutes les statistiques le montrent, notre plus grand défi est l’inclusion sociale urbaine. C’est elle qui permettra de lutter contre la vulnérabilité et la fragilité urbaine, sous toutes ses formes.  Voyons quelques chiffres récents issus de « L’étude sur les conditions d’occupation des logements » de l’INSEE2014et del’étude « Le taux d’effort des locataires », DRIHL Ile de France, Janvier 2017 : la part de la dépense de logement moyen dans le revenu des ménages se situe entre 20% et 40% selon les critères retenus. Plus des deux tiers des locataires du secteur libre et 84 % des locataires du secteur social résident en habitat collectif. Le taux d’effort brut des locataires franciliens est de 21 % du revenu mensuel moyen. Toutes charges comprises, le taux d’effort net est de 24,2 % dans le parc social et de 29,3 % dans le parc libre. Après avoir augmenté dans les années 2000, le flux annuel moyen des acquéreurs récents est revenu à des niveaux plus faibles. Le recours au crédit continue de constituer la démarche d’achat de 80 % de ces ménages. Parmi les propriétaires, environ 30 % sont accédants, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas fini de rembourser leur emprunt pour l’achat du logement.  La part d’accédants à la propriété a fortement augmenté dans les années 1980 avant de baisser, surtout dans les années 2000. Elle atteint 17 % de l’ensemble des ménages en 2014. 

Entre 2006 et 2013, les loyers mensuels ont augmenté de 2,9 % par an, alors que le revenu moyen des locataires n’a augmenté que de 1,3 % par an. Ainsi, le taux d’effort brut, c’est-à-dire la part du revenu moyen que le ménage consacre à son loyer hors charges locatives et aide au logement, continue de croître. Depuis vingt-cinq ans, le taux d’effort brut des locataires franciliens a augmenté de 6,8 points en moyenne : en 1988, la dépense logement représentait 14,2 % du revenu des locataires contre 21,0 % en 2013. À Paris, le taux d’effort brut des locataires (22,9 %) est plus élevé de 2,8 points que le taux observé pour la petite et la grande couronne (20,1 %). Si nous raisonnons en incluant des charges basiques, en quatre ans, le taux d’effort net de l’ensemble des locataires franciliens a augmenté de 2,2 points et de 2,8 points en incluant les charges locatives, les dépenses d’eau et d’énergie.

A côté de cette dépense logement (comparables soit locative, soit en accédant) qui mobilise ainsi fortement les ressources des ménages, en particulier habitant dans des logements sociaux, les évolutions de la vie urbaine font apparaitre d’autres indicateurs indispensables pour analyser la qualité de vie dans la ville. C’est ainsi que depuis 2012, l’Union Nationale des Associations Familiales(UNAF) a fait évoluer les « budgets types » pour tenir compte, d’un minimum décentetnon plus d’un minimum vitalainsi que des évolutions sociétales, technologiques et des usages des familles. Avec le Logement, l’Alimentation, les Transports, l’Éducation, l’Entretien et les Soins personnels, les Équipements et le Mobilier, l’Habillement, l’Information et la Communication, les Loisirs et la Culture, la Santé, ce sont 10 postes, qui sont les marqueurs essentiels des conditions même modestes mais convenables qui concernent la qualité de vie. Les tableaux mis à jour annuellement par l’INSEE et traitant de la consommation avec des synthèses comme celles d’AGrIMER et  à l’égard de ces chiffres, nous amènent à nous interroger sur comment de nouveaux modèles de rupture en terme d’usage, mutualisation et optimisation permettront de proposer d’autres approches pour retrouver de la haute qualité de vie sociétale urbaine.

En effet, la moitié et certainement plus des dépenses sont consacrées rien qu’au Logement et à l’Alimentation. Rajoutant les Transports, il s’agit de plus de 65% de la dépense globale et augmentée de la Santé, Mobilier et Entretien courant, Habillement et Communications, nous sommes à près de 90% voire plus selon le cas. Quelle est alors la part de vivre dans la ville possible dans la dépense ? Quels modèles économiques et d’usage permettront d’optimiser, mutualiser et donner accès à une qualité de vie qui s’exprime au-delà de payer son logement et les dépenses de vie, qui vont avec ? Comment utiliser toutes les ressources de la ville, publiques et privées, qui ne sont pas utilisées pleinement ? Comment grouper des demandes qui viendront ainsi remplir davantage un taux d’occupation des services urbains qui restent toujours possibles car  ne tournant jamais à plein régime ? Proposer comme modèle de changement,  non pas de payer un loyer, mais une traite pour 1% du parc social sur 5 ans, apparait alors comme une non réponse à une problématique de fond : comment vivre, non pas dans un logement social, dans un immeuble, mais avant tout comment, tout en étant dans un logement social, vivre dans la ville, avec un lien urbain transverse et fort sous toutes ses formes ? Comment concilier le développement irréversible d’un monde urbain avec les besoins impératifs liés à une réelle qualité de vie ? Payer sa dépense en logement et alimentation, tout en vivant pleinement épanouis dans la ville ?

De la même manière que les plateformes ont bouleversé la mobilité urbaine sous le poids de la mutualisation par l’usage, il s’agit alors de rapprocher la demande de l’habitant de l’offre qui lui est proposée, d’assurer une mixité fonctionnelle et d’usages en développant les interactions sociales, économiques et culturelles (restauration, loisirs, culture, services à la personne…) tout en augmentant les espaces de rencontres et de brassage publics et privés, d’optimiser la palette de services qui lui sont proposés directement dans sa dépense locative et accessibles grâce au numérique. Le paradigme de la plate-forme de services pour un usage vertical (Uber, Airbnb, BlaBlaCar, Zipcar…) montre qu’il est possible de changer en peu de temps et radicalement. L’évolution du logement ne serait plus alors une question de m2d’intérieur et en vertical, mais avant tout, que tous et chacun des habitants des logements sociaux aient nativement des bouquets de services citadinsétendus donnant lieu ainsi à de nouveaux modèles économiques de vie urbaine : on n’achète plus ou on ne loue plus des mètres carrés pour se loger, mais on louera ou on achètera des mètres carrés incluant des services de vie qui seront utilisables dans toute la ville. La plateforme multi-services, sera ainsi désormais la ville entière.

Cette voie permet de sortir d’une logique sectorielle, partielle, soit bâtimentaire, technologique ou d’aménagement d’un ilot urbain, pour aller vers une autre logique, pleinement écosystémique, avec l’Habitat à Haute Qualité Sociétal. Elle est portée par une véritable vision de rupture pour engager chacun des acteurs de la vie urbaine à réfléchir, construire et développer un Habitat sous la forme d’un Pacte Urbain et Social, tourné pleinement vers le lien social et la vie de la cité. Il s’agit alors d’imaginer une convergence entre les bâtiments, leurs enveloppes, intérieures, extérieures, espaces verts, zones de vie et le lien social au sein de l’habitat et de la ville. Il peut ainsi être démultipliépar la puissance de la technologie et rendu possible par l’équivalent d’une « mutuelle de vie urbaine sociale » donnant accès à une vraie vie partagée dans la ville.

Paris, 9 mai 2018

Carlos Moreno