Dans son magnifique texte datant de 1972, Italo Calvino nous parle des « Villes invisibles », et de ses multiples facettes. Il nous interroge sur ces villes qui se dissimulent, faisant référence aux rapports avec la mémoire, le regard, le nom, les signes, les échanges, le ciel, les morts. Il nous parle de villes continues, effilées, mystérieuses… etc

La ville est une longue construction qui se déroule sur des centaines d’années, voire pour certaines même sur des millénaires. Du nord au sud et de l’est à l’ouest de notre planète, pour les 4 milliards d’urbains que nous sommes, l’enjeu de la ville est aussi celui de la redécouvrir et bien sûr celui de se la réapproprier. Chacune de nos villes possède une âme qui comme un fil conducteur traverse les siècles. La ville sensorielle, affective, la ville interactive, la ville qui est en mouvement, offre ainsi aux habitants un autre regard, une autre expérience. Elle n’est plus seulement la ville où l’on travaille, ou la ville où l’on dort… Retrouver la ville où l’on vit est finalement l’une des questions clé qu’il faut se poser, quand on souhaite aborder cette problématique de l’intelligence urbaine.

Dans le texte d’Italo Calvino, un passant demande son chemin pour rejoindre la ville. La réponse dit-il est un geste qui signifie peut être « ici » ou alors « plus loin », ou « tout autour » ou « de l’autre côté »… D’aucuns lui disent devant son insistance pour trouver la ville : « nous venons ici tous les matins pour travailler », d’autres « nous revenons ici pour dormir » … Mais alors « où est-elle la ville où l’on vit ? » insistait- il… « Elle doit être par-là » lui dit-on, et il voit, nous dit-il, « les bras qui se tendent vers des polyèdres opaques, à l’horizon, tandis que d’autres, indiquent derrière des flèches fantomatiques » … « Ai-je dépassé ? » … « Non, essaie de continuer un peu » … « Alors passer la ville est-ce passer d’un limbe à l’autre sans arriver à s’en sortir ? »… Mais la réponse qu’apporte Italo Calvino à cette question est tout à fait d’actualité : « Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions ». Ainsi parler de l’intelligence de la ville comme ville vivante, c’est nous rappeler alors que loin d’être figée, la ville est en permanente mutation.

En effet, la ville vivante est un écosystème créatif dans lequel citoyens et gouvernance peuvent échanger de manière transverse, où la manière de construire n’est plus dictée par une verticalité de la technologie ou de l’architecture. Il s’agit d’une ville à l’écoute, à la recherche de son rythme, de sa respiration, selon un processus au long cours. Nous appartenons à un monde complexe, composé d’éléments transverses, d’interrelations, d’interdépendances. La ville vivante n’est autre que la ville qui considère l’ensemble de ces relations pour permettre l’émergence de nouvelles idées, pratiques et réalisations. La notion de « ville vivante » est profondément liée à l’idée de « métabolisme urbain ». Cette image fait référence au processus de transformation que la ville est capable de mobiliser au sein de l’environnement dans lequel elle puise ses ressources. Il s’agit de considérer l’ensemble des flux qui concourent à la vie de la ville, et dont l’équilibre est source de bien être, et leur déséquilibre, source de tensions, danger pour sa cohérence et parfois même pour sa propre survie. Mais les ressources d’une ville trouvent leurs limitations dans l’espace qui lui est propre, d’où l’importance de prendre en compte la manière de régénérer ses ressources, de les adapter, de les transformer, voire de les réinventer et parmi les premières parmi elles, celles qui appartiennent au bien commun.

« Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers de terrains sauvages, le désir d’une ville », dit également Italo Calvino dans ce texte. C’est un autre élément majeur dans le choix qui sera pris pour régénérer les ressources métaboliques de la ville. Quel désir de ville ? Dans quelle ville nous voulons vivre ? Vivre dans nos villes, au XXème siècle, a signifié un espace urbain bâti pour assurer le développement d’un monde construit autour du développement économique au travers du paradigme du pétrole, des industries avec ses fabriques qui fournissaient de l’emploi, du travail salarié comme centre de la vie, de l’habitat collectif dit social, avec le paradoxe de la perte du lien social et humain entre les habitants, de l’accès à la propriété et de la possession de biens comme symbole de réussite tels la voiture individuelle, la maison secondaire, les objets de toute sorte…

Les paradigmes changent, les modes de vie basculent, d’autres manières d’habiter, de travailler, de consommer, de produire s’imposent si nous voulons un monde plus durable, plus humain, face aux grands défis climatiques, énergétiques, sociaux. Dans ces mêmes villes, au travers des continents et des pays, ont émergé ainsi dans les temps plusieurs villes, fragmentées par la suite et dispersées tout au long des espaces urbains de toutes sortes. Beaucoup persistent, existent, sont présentes, et avec elles, leurs ressources cachées. C’est une opportunité aujourd’hui de les redécouvrir pour les réintégrer dans le métabolisme de la ville.

C’est le sens que Paris a voulu donner à cette nouvelle initiative pionnière, se traduisant par un appel international à projets de « Réinventer Paris II, la révolution des sous-sols ». Sous la surface de la ville d’aujourd’hui, se trouvent infrastructures, fonciers, usages de ce Paris qui a vécu, qui s’est transformé et qui est à retrouver, à transformer, à réinventer en quelque sorte. Dans la prolongation d’une nouvelle manière de transformer la ville, avec un modèle inédit de co création, salué et reconnu à l’unanimité dans le monde entier, Paris lance un appel à projets jusqu’au 15 novembre proposant 34 sites à transformer : anciennes gares en sous-sol, stations fantômes, tunnels de métro, parking désuets, réservoirs, discothèques abandonnées… Les ressources cachées des villes constituent aujourd’hui l’un des axes majeurs en ces temps de frugalité et crises, pour développer l’inventivité urbaine collective. La ville prend vie, et développe une nouvelle dynamique, lorsqu’elle entre en relation avec la société, et que s’installe une capacité créative, une possibilité de co-construction, de co-création.

L’urbanisme de demain est la capacité d’aujourd’hui à relier l’ensemble des espaces, en surface, verticaux et aériens et en sous-sols, pour anticiper les besoins et les mutations à venir. La ville post voiture, qui se construit poussée par le changement de paradigme face à l’urgence concernant le changement climatique, libérera des espaces urbains de manière significative. La place que les drones prendront dans une dizaine d’années, la manière dont les voies d’eau seront ré utilisés pour faire partie de notre quotidien, la redécouverte de la nature en ville et bien d’autres, nous amènerons à rendre visible autrement bien des ressources de ces villes invisibles, que nous invite à parcourir Italo Calvino.  Face aux changements profonds du Paris par Haussmann, Baudelaire écrivait dans les « Fleurs du Mal », « la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel » … A nous urbains, mortels, d’apporter notre contribution, pour que cette ville qui change porte en elle le désir de l’habiter.